En raison des différents points de vue exprimés sur le net sur le gamma OH et la minaprine (Cantor) , il m'a semblé intéressant de mettre en ligne celui de leur inventeur, le Professeur Henri Laborit, tiré du livre "L'Alchimie de la Découverte".
Sur la minaprine Agr 1240: Pour le meilleur des mondes et L’inhibition de l’action
Henri Laborit - Fabrice Rouleau : "L'Alchimie de la Découverte"
(Grasset)
Des hommes-grenouilles au gamma OH
En 1958, à l'initiative de Laborit et sous le patronage de l'armée, les « Journées d'agressologie » sont inaugurées dans l'enceinte du Val-de-Grâce. Jusqu'en 1968, médecins et chercheurs se retrouveront, chaque année, à l'occasion des cycles de conférences. Agressologie est également le titre de la revue scientifique que Laborit publie à partir de 1959 (éditions Masson). Sans l'intervention des militaires, son laboratoire aurait aussi hérité de ce nom: « Ce n'était plus la lésion organique qui m'intéressait mais la réaction de l'organisme à l'agression. La direction des services de Santé de l'armée m'a fait remarquer que " agressologie " faisait appel à une racine latine et à une racine grecque, d'une part, et que d'autre part, pour un médecin militaire, il évoquait un peu trop la bombe atomique. Ils ont alors demandé au professeur Canguilhem, ancien médecin, professeur à la Sorbonne, épistémologue, de fournir un mot pour nommer ce que je faisais. Il fit un long rapport de dix-huit pages, proposa plusieurs termes mais montra sa préférence pour celui d'eutonologie : «Mes recherches, expliquait-il, tendent à maintenir un équilibre biologique normal, un tonus, pris dans le sens large, normal, ainsi, eutonos et logos répondaient à toutes les exigences linguistiques et sémantiques.»
Les recherches qu'entreprend Laborit à partir de 1960 concernent l'agent le plus agressif de la vie: l'oxygène. En cette période où il cumule la charge du laboratoire de Boucicaut et de celui de Toulon, la Marine est contrainte de l'affecter à un poste qui le laisse suffisamment disponible. Par ailleurs, il est temps pour Laborit de passer au grade de médecin-colonel, ce qui suppose un embarquement de plusieurs mois. Il est donc nommé médecin de l'Elie-Monnier, un petit bateau rattaché au centre d'études sous-marines du GERS à Toulon. Il s'entend avec le commandant pour ne venir qu'une semaine par mois et compense ses absences par des recherches en laboratoire sur l'oxygène en pression. Utilisé par les nageurs de combat, l'oxygène présente l'avantage de ne pas libérer de bulles repérables depuis la surface et l'inconvénient de provoquer des convulsions mortelles au-delà de dix mètres de profondeur. On demande à Laborit de comprendre pourquoi s'opère cette transformation et de découvrir une drogue protectrice de l'organisme.
« L'oxygène est la molécule qui, d'une façon très générale dans la nature, reçoit des électrons des systèmes vivants constituant ainsi un réservoir à électrons. Je m'aperçus qu'en augmentant la pression en oxygène on augmentait le nombre de molécules sans électrons et qu'à partir d'une certaine concentration, d'une certaine pression partielle, ces molécules prenaient des électrons à des molécules qui avaient leur couronne électronique bien appariée. Donc l'oxygène est le toxique fondamental des systèmes vivants. Ceux-ci ont pris naissance sur la planète en l'absence d'oxygène moléculaire, et pendant cette période les structures vivantes se multiplièrent abondamment. Quand une molécule comme la chlorophylle est apparue, dissociant l'hydrogène de l'eau, l'oxygène libéré s'est répandu dans l'atmosphère pour former, dans les couches supérieures, l'ozone qui filtre les rayons ultraviolets. Les systèmes vivants, qui avaient pris naissance dans un milieu protège des rayons ultraviolets, ont pu sortir des océans primitifs et vivre sur les continents. Dans l'atmosphère, les systèmes vivants ont dû s'adapter à l'oxygène. Des formes nouvelles sont apparues: des bactéries capables de donner leurs électrons à l'oxygène. Ces structures primitives, mais déjà moins que les précédentes puisqu'elles avaient su s'adapter à la présence de l'oxygène, fabriquaient 38 molécules d'ATP alors que leurs ancêtres en l'absence d'oxygène n'en produisaient que 2, ce qui leur permit d'engranger beaucoup plus d'énergie. L'ATP ou adénosine triphosphate constitue en effet une énergie facilement libérable utilisée par la cellule pour le maintien de ses structures comme pour son activité synthétique ou fonctionnelle. L'une des principales fonctions de l'usine chimique que représente une cellule est la synthèse, à partir de substrats alimentaires, des molécules d'ATP. Dès cette époque, toutes les formes vivantes ont évolué. Elles ont pu libérer de l'énergie, de la chaleur, et les homéothermes sont apparus, doués d'une autonomie motrice par rapport à la température de l'environnement. Les nouvelles formes vivantes analogues aux bactéries ont colonisé les vieilles structures et produit les mitochondries. Ces dernières, siège d'activités enzymatiques, sont des constituants de la cellule. On s'est en effet aperçu depuis une quinzaine d'années que les mitochondries renferment un ADN, ce qui signifie qu'elles possèdent leur code génétique personnel, distinct de celui du noyau, et que cet ADN évolue librement dans leur protoplasme, exactement comme dans les bactéries. Cela laisse penser qu'il s'agit d'anciennes bactéries qui ont colonisé les formes primitives.
« Je me suis rendu ainsi compte que si l'oxygène était indispensable à la vie, la vie avait existé sans lui. Les formes vivantes avaient appris à s'en défendre, mais dès qu'on augmentait la pression, survenaient des accidents toxiques, des convulsions, des lésions pulmonaires, etc. J'ai essayé alors de m'opposer à ces accidents en utilisant des quantités de corps appelés " réducteurs " parce que, donnant des électrons à l'oxygène, ils ralentissent l'oxydation des molécules existantes. Les laboratoires Specia m'ont confié une molécule à action réductrice et protectrice que le commandant du centre de recherches sous-marines de Toulon a essayé sur lui-même et sur ses plongeurs en caisson étanche jusqu'à vingt-quatre mètres. Malgré ce protecteur, il y a eu quelques cas de convulsions et l'expérimentation s'est arrêtée là.
« La seconde orientation de ce travail sur l'oxygène concernait le vieillissement de la cellule. A l'époque, on ne comprenait pas pourquoi les cellules d'un jeune homme et les cellules d'un vieillard n'offrent pas de différences dans leurs structures, bien que celles du vieillard fonctionnent moins bien. J'ai pensé que les échanges de la cellule avec son environnement s'avèrent de moins en moins efficaces parce que, plus on a vécu, plus on a oxydé et perturbé l'équilibre de la membrane. En s'accommodant de l'oxygène, les systèmes vivants ont bénéficié de celui-ci en ce sens qu'ils ont conquis leur autonomie motrice par rapport à l'environnement mais résultait de cette conquête une évolution plus rapide vers la mort. Il faut noter qu'il existe des cellules immortelles, celles du cancer. Tous les laboratoires de recherches ont utilisé des cellules " HeLa", ainsi nommées pour rappeler les initiales d'une femme morte en 1929 d'un cancer du col de l'utérus sur qui elles furent prélevées. Les "HeLa" nous sont parvenues parce que les cellules cancéreuses respirent peu et utilisent peu d'oxygène. Elles restent à un stade " embryonnaire ", se multiplient beaucoup mais fabriquent peu d'ATP.
« On avait donc l'impression d'une incompatibilité entre l'autonomie motrice dans l'environnement et l'immortalité. Je rejoignais un point important de l'hibernation artificielle: protéger la vie en supprimant momentanément l'autonomie motrice par rapport à l'environnement, et cela en réduisant les processus oxydatifs. Apparaissait alors la notion de sommeil, puisque pendant la journée on oxyde et que pendant le sommeil on récupère. Au lieu de détruire les molécules d'hydrogène en combinant leurs électrons à l'oxygène, pendant la période de repos, la cellule met en réserve des molécules d'hydrogène qui lui permettent de se rétablir et de réparer les lésions moléculaires dues à l'oxydation. J'en déduisis qu'en faisant marcher cette voie métabolique de récupération on devait endormir les gens. Tepperman, un grand biochimiste américain, avait démontré qu'en donnant du glucose à un rat à jeun depuis quarante-huit heures, il l'utilisait préférentiellement dans une voie métabolique: la voie des pentoses. On savait que cette voie est celle où la molécule de " glucose aliment" est dégradée de telle façon que son énergie est utilisée pour la réparation et la construction de matière vivante et non pour fournir un travail. Nous avons reproduit l'expérience avec B. Weber et constaté que nos animaux s'endormaient, ce qui nous parut engageant. A partir de cette expérience nous commençâmes l'étude des anti-oxydants. Il s'agit de molécules capables de donner des électrons à l'oxygène ou aux molécules privées de certains électrons par oxydation. Lors d'un voyage aux Etats-Unis où j'assistais à un symposium de la Marine américaine à New London, en 1959, j'avais rencontré des chercheurs qui m'avaient parlé d'une molécule, l'AET, tenue alors au grand secret par les forces armées américaines car ils ne connaissaient pas mieux pour protéger des effets de la bombe atomique. L'AET se montrait protecteur à l'égard de la radio-activité et anti-oxydant. Un petit laboratoire français m'en avait fabriqué et après deux ans d'études ce produit a été commercialisé sous le nom de "Surrectan". J'étais de plus en plus convaincu que l'oxydation conduisait à la mort.
« J'ai eu alors une idée qui n'a jamais été acceptée mais qui a animé toutes mes recherches pendant dix ans. Les livres de physiologie nous apprenaient la structure de la cellule comme si toutes étaient semblables. Leur fonction varie bien sûr, mais elle est liée à un appareillage supplémentaire qui leur permet de l'exercer. Ainsi, les myofibrilles font se contracter les muscles, des appareils cellulaires synthétisent et secrètent les produits de sécrétions hormonales, digestion, cutanée; les synapses permettent aux neurones de communiquer entre eux et de propager l'influx nerveux, etc. En revanche, le mécanisme qui aboutit à la synthèse d'ATP semble partout le même, puisque c'est lui qui fournit l'énergie nécessaire à la réalisation du travail spécifique des cellules spécialisées. Je ne comprenais pas. Les cellules étaient censées être toutes semblables, or certaines vivent pratiquement sans oxygène, tandis que d'autres en consomment une quantité considérable. Depuis des années, j'observais qu'en mettant pendant une journée un morceau d'intestin, une fibre musculaire qu'on appelle lisse, dans une boite de Pétri avec du liquide de survie sans oxygène, les cellules se remettaient tranquillement à fonctionner dès que le soir je redonnais un peu d'oxygène. Avec un muscle cardiaque, ou le cerveau, au bout de deux minutes sans oxygénation il n'y a plus aucun espoir de récupération. J'ai observé de plus près ces cellules et j'ai constaté que les premières, celles qui ne souffraient pas de l'absence d'oxygène, contenaient peu de mitochondries tandis que les autres en étaient très riches. Si bien que je discernais deux types de cellules: les unes pauvres en mitochondries utilisant peu d'oxygène, les autres riches en mitochondries consommant beaucoup d'oxygène. Les premières synthétisent, mettent en réserve, alors que les autres brulent énormément. Parmi ces dernières, par exemple, il y a une fibre cardiaque à la puissance formidable. Il faut imaginer ce que représente le travail pendant quatre-vingts années d'un muscle cardiaque. On a calculé que ce travail correspond au voyage d'un train de soixante wagons chargés qui partiraient du niveau de la mer pour aboutir au sommet du mont Blanc.
« J'en suis arrivé à cette conception que toutes les structures sont accouplées. Les unes, très primitives, remontent sans doute à une époque où il n'y avait pas d'oxygène sur la terre et servent à rythmer des structures capables d'assumer l'autonomie motrice. J'ai appelé " A" les structures qui ont une voie des pentoses développée et qui se contentent de peu d'oxygène (comme la fibre lisse intestinale), et " B" les structures du type de la fibre cardiaque. J'ai essayé des drogues variées en considérant qu'il existe des structures de type " A" et " B ". Prenons le cas de l'adrénaline, qui est un excitant métabolique: il augmente la contraction cardiaque et met en relaxation l'intestin. Si on n'admet pas deux structures différentes on ne peut pas comprendre pourquoi, même si l'on sait aujourd'hui que les " récepteurs " sont différents.
« Entre 1960 et 1964, je me suis aperçu que dans le cerveau existe une structure cellulaire, le neurone, qui dépense une énergie considérable parce qu'il doit sans arrêt libérer un influx nerveux. Il est très chargé en mitochondries et dès qu'on arrête l'oxygène il meurt. Dès qu'on supprime son approvisionnement en glucose, le neurone meurt puisque le cerveau n'utilise pratiquement que le glucose comme aliment. Mais dans le cerveau il y a aussi la névroglie qui n'a pas d'axones et que l'on considérait jusqu'en 1960 comme un tissu de remplissage. La boite crânienne est trop grande, disait- on, il n'y a pas suffisamment de neurones pour la remplir, alors la névroglie empêche qu'ils ne se cassent contre les parois. Je voyais qu'on ne pouvait pas construire une physiologie cardiaque sans prendre conscience de deux types de cellules complètement différentes, les unes assurant la rythmicité et résistant à l'absence d'oxygène, les autres libérant de l'énergie. J'ai pensé qu'il en était de même pour le cerveau. Toute la neurophysiologie était construite sur l'activité du neurone et je voyais que c'était insuffisant. J'ai regardé ce que donnait l'histologie. Effectivement, les mitochondries dans les cellules névrogliques sont peu nombreuses, petites, et elles respirent mal, alors que les mitochondries du neurone sont très nombreuses et respirent beaucoup. Je retrouvais mes structures " A" et "B".
« On savait que le sang ne pénètre pas dans le cerveau et que le neurone n'est jamais à son contact, excepté dans la région très limitée de l'hypothalamus. Les vaisseaux qui pénètrent dans le cerveau donnent leurs substances nutritives, le glucose et l'oxygène, à la névroglie qui les transmet aux neurones et quand le neurone a travaillé, il déverse ses produits de déchet dans la névroglie. Je me suis dit qu'en stimulant le métabolisme, l'activité biochimique de la névroglie, on augmenterait les possibilités d'approvisionnement de récupération du neurone. Il fallait découvrir la molécule capable d'activer la voie des pentoses et dès lors, comme avec le glucose, faciliter le sommeil et la récupération des neurones. »
En quête d'une telle molécule, Laborit oriente ses recherches sur une substance qui existe à l'état naturel dans le cerveau: le GABA, dont la présence dans le système nerveux central et l'action repolarisante étaient connues à cette époque. Son action répondait à celle désirée mais son utilisation se trouvait compromise par le fait que le GABA ne traverse pas la barrière hématoencéphalique qui protège le cerveau des toxiques que véhicule l'organisme. La question se pose alors à toute l'équipe de découvrir la formule chimique qui permettra au GABA de franchir cette barrière naturelle. Fidèle à sa méthode, Laborit réunit ses collaborateurs autour du tableau et chacun lance des hypothèses. Un jeune pharmacien a l'idée de modifier la formule chimique du GABA (acide gamma-amino-butyrique) en remplaçant le NH2 par un OH à partir de la butyrolactone, ce qui donne le gamma-hydroxyburate de Na ou gamma OH. Les premières expériences sur l'animal montrent que cette substance présente un coefficient d'activité beaucoup plus considérable que le GABA et qu'elle pénètre vraisemblablement dans une voie métabolique où elle est utilisée comme précurseur d'un acide aminé à propriétés inhibitrices centrales.
Si l'on considère cette découverte d'un point de vue esthétique, dans le contexte d'une démarche scientifique naturellement, elle offre une beauté particulière. En effet, lorsque Laborit et son équipe écrivent la formule du gamma OH, rien ne leur permet de supposer que la nature en a fabriqué avant eux. Or, trois ans plus tard, des chercheurs anglo-saxons (Bessman et Fishbein en 1963, puis Roth et Giarman) découvrent du gamma OH à l'état naturel dans le cerveau des mammifères.
Cette découverte tient aujourd'hui une grande place dans la recherche, au point que les Russes publient des livres à son sujet, et que des symposiums ont lieu un peu partout dans le monde. On ne compte pas moins de mille cinq cents publications sur le gamma OH en toutes les langues. Mais en 1960, Laborit se heurte au scepticisme de ses contemporains.
« Personne ne voulait me croire parce que toute la pharmacologie centrale que je proposais était établie sur des organes périphériques et à partir de ma conception des cellules de type "A" et " B". Je bâtissais une neurophysiologie du couple neurone/névroglie sur l'étude de l'action des drogues sur l'intestin, le cœur et les artères. Un grand spécialiste du sommeil, Jouvet, disait que le gamma OH facilitait l'apparition du sommeil paradoxal[1] , lequel est, pour moi, la simple expression d'un neurone qui a récupéré ses possibilités de réagir normalement puisqu'il se comporte comme dans l'état d'éveil. Mais je n'apportais que des preuves indirectes sur son action dans la voie des pentoses. Les Anglais l'ont étudiée, ce que je ne pouvais faire parce que je n'avais pas les moyens techniques, et ont montré grâce au glucose avec carbones marqués (atomes de carbone radio-actifs dont les radiations permettent leur repérage et leur comptage), que le gamma OH augmentait de 300 % l'activité de la voie des pentoses.
« Au fond, peu m'importait que l'on juge mes idées farfelues. Elles m'ont permis d'interpréter de façon nouvelle l'électro-encéphalographie, les résultats de la stéréotaxie[2], de concevoir une neurophysiologie et une pharmacologie centrales originales. Les classiques ne comprenaient pas mais ils étaient bien obligés d'admettre les résultats puisqu'ils étaient là, pour le gamma OH comme pour la chlorpromazine, l'aspartate, le chlorméthiazol (hémineurine) et plus récemment la minaprine. Ce qui m'intéressait dans la pharmacologie, c'était de montrer qu'un mécanisme central ou périphérique, un mécanisme biologique fondamental, correspondait à ce que je pensais puisque la molécule que j'introduisais agissait sur lui comme je l'avais prévu. Mais les gens ne vous croient pas quand on affirme: il existe un couple neurone-névroglie et les échanges entre la névroglie et le neurone commandent toute l'activité centrale. Personne ne pouvait admettre qu'une drogue provoque le sommeil sans agir sur le neurone. Il a fallu que les Anglais vérifient à l'aide de l'iontophorèse que le neurone ne réagissait pas au gamma OH, qui devait par conséquent agir sur la névroglie. Je crois avoir prouvé en trente ans de recherche que ma méthodologie s'avérait rentable pour la découverte, même si elle n'est absolument pas admissible pour un spécialiste. Le spécialiste a besoin de mettre en contact avec une micropipette un neurone isolé et une molécule de gamma OH et de recevoir le potentiel évoqué à la suite de cette mise en contact pour y croire. Là, il tient la preuve directe. Je n'avais pas ces techniques fines à ma disposition. Je bénéficiais d'une méthode d'approche que je connaissais bien et le fait qu'elle concerne tous les niveaux depuis la réaction enzymatique jusqu'aux comportements m'a permis de ne pas trop commettre d'erreurs. »
L'intérêt du gamma OH en anesthésie est loin d'être incontesté aujourd'hui. A sa naissance, il a déjà des concurrents sérieux. Le penthotal par exemple qui assomme littéralement le malade, provoquant un état anesthésique souvent long à récupérer. Laborit ne cherche pas ces « coups de marteau », bien au contraire. Il vise des drogues qui agissent en lenteur, en profondeur, en mimant le plus possible les mécanismes naturels. L'action diffuse qui en résulte déconcerte le public et les médecins. Lorsque, au début des années 60, les laboratoires EGIC commercialisent le gamma OH, ils s'adressent aux réanimateurs et aux chirurgiens qui l'utilisent comme anesthésique, mais ils le conditionnent aussi en sirop pour la vente à un large public. Les indications le donnent pour un hypnotique capable de provoquer le sommeil vrai. La non-toxicité du médicament incite les praticiens à le prescrire aux insomniaques en remplacement des barbituriques classiques qui produisent une accoutumance, empêchent la synthèse d'ATP donc la récupération, et s'accompagnent de réveils lourds. Mais le problème de l'insomniaque est souvent plus existentiel que biologique. Il doit ses nuits blanches à ses soucis quotidiens, à ses angoisses, et sa demande au médecin est celle d'un somnifère absolu qui agisse immédiatement et longtemps. Les effets du gamma OH sont relativement lents, une vingtaine de minutes, et le sujet sent venir une résolution musculaire, une détente agréable avant de plonger dans un sommeil profond peuple de rêves. Mais si son angoisse est forte, son état nerveux critique, l'effet risque de s'inverser et le gamma OH agit comme un excitant. Généralement, on se réveille après cinq ou six heures d'un sommeil profond, frais et dispos, et les hommes constatent une érection inaccoutumée. Si le sujet en absorbe plusieurs jours consécutifs, la récupération est telle qu'il ne parvient plus à dormir. S'il en prend après avoir bu quelques verres, son effet potentialisateur de l'alcool déclenche un délire verbal et une exagération de l'état d'ébriété. Pour toutes ces raisons les insomniaques s'en revenaient mécontents chez leur médecin et exigeaient un médicament qui fasse « vraiment » dormir.
La conception d'un tel produit suppose une remise en question de la méthode thérapeutique actuelle et de la demande du malade. L'utilisation du gamma OH implique que le sujet ait une suffisante connaissance de lui-même pour fixer la posologie et qu'il ne s'attende pas à ce que la toute-puissance de son médecin et des remèdes prescrits le débarrassent de ses malaises profonds. Le gamma OH exerce une action qui s'inscrit dans l'histoire individuelle, ce qui explique ses effets paradoxaux. Aux alentours des années 68, des jeunes gens tirèrent parti des propriétés euphorisantes et aphrodisiaques du gamma OH qui, en provoquant une déconnection hypothalamique, met le sujet dans un état d'indifférence par rapport à son milieu, ses angoisses et ses interdits culturels. Cette drogue avait donc tout pour séduire dans le courant de mai 68 qui prônait une liberté des comportements, la prise en charge des êtres par eux-mêmes. Mais ces propriétés incitèrent les autorités à le ranger parmi les drogues de la contestation. Au cours d'une descente de police dans un appartement bourgeois de la capitale, les inspecteurs ramassèrent avec quelques grammes de marijuana des bouteilles de gamma OH qui leur parurent éminemment suspectes et ils les expédièrent à leur laboratoire. Les pharmaciens de la brigade des stupéfiants furent bien obligés de reconnaître devant Laborit que le produit ne présentait aucune toxicité et surtout aucun ne risque d'accoutumance, mais ils le prièrent néanmoins de le retirer de la vente libre. L'histoire s'ébruita et la bonne conscience des pharmaciens français en fut ébranlée au point que le pauvre quidam qui se présentait avec son ordonnance essuyait les regards soupçonneux de son apothicaire. La vente diminua et les laboratoires EGIC cessèrent de le produire en sirop.
Actuellement[3], ne sont disponibles que des ampoules injectables (mais buvables sans inconvénient), soumises à ordonnance et utilisées surtout en psychiatrie et en obstétrique. Dans ce cas précis, le gamma OH présente l'avantage d'éviter les dépressions respiratoires, déplorables avec les anesthésiques classiques. Cette qualité est précieuse pour l'enfant, surtout lors de césariennes, et actuellement un grand service hospitalier parisien utilise le gamma OH dans certains accouchements délicats. Cependant, les difficultés pratiques que pose un tel mode d'anesthésie ont souvent décourage les réanimateurs et les chirurgiens. Alors qu'un anesthésique comme le penthotal endort en quelques minutes, le gamma OH agit dans des laps de temps qui varient selon la sensibilité du sujet au produit.
A cet inconvénient majeur pour des équipes chirurgicales qui doivent respecter un planning, s'ajoute celui des réveils impromptus car pour une même dose la durée du sommeil change considérablement d'un individu à l'autre. Pour éviter que le patient ne reprenne conscience le ventre encore ouvert, lorsqu'une opération se prolonge le réanimateur doit prendre une marge de sécurité importante, quitte à ce que le malade ne se réveille que plusieurs heures après. Il en résulte que les médecins hésitent à l'employer, excepté dans les cas particuliers, et ils sont finalement nombreux, où les qualités de non-toxicité du gamma OH priment sur ses inconvénients pratiques.
Aux propriétés anesthésiques du gamma OH s'en ajoutent d'autres qui intéressent les scientifiques. Il a été démontré récemment aux États-Unis qu'il augmentait la quantité de dopamine cérébrale, ce que font les antidépresseurs tricycliques. Une équipe célèbre de Bethesda (USA) vient de publier les premiers essais de son emploi dans la schizophrénie. Vingt ans avant, à la demande de Laborit, une équipe de psychiatres français avait réalisé la même recherche sans que ses publications retiennent l'attention du public médical.
La carrière du gamma OH illustre bien les difficultés rencontrées par Laborit, contraint à concilier une recherche de pointe avec les exigences financières de son laboratoire qui ne peut compter que sur l'exploitation des drogues qui en sortent. Elles n'ont d'importance à ses yeux que dans la mesure où, produisant les effets attendus, elles fournissent un début de preuve aux concepts qu'il imagine. Leur trouver une place dans la panoplie pharmacologique dont disposent les cliniciens reste une autre affaire. Cet obstacle le contraint à mettre l'accent sur les effets multiples d'une molécule alors que l'on s'attend généralement à une action spécifique. Toutes les molécules qui naissent à partir de 1960 à Boucicaut sous le sigle «Agr » (Agressologie) souffrent de ce préjudice. Pour retenir l'attention des firmes pharmaceutiques et des praticiens, Laborit lance des définitions telles que 1’« aspartate antifatigue », le « gamma OH agent d'un sommeil vrai », qui se retournent contre leur auteur. Aucun médicament actuellement ne peut satisfaire à de telles exigences. Il n'en est pas moins vrai que pour la première fois en 1960, Laborit réussit à endormir les gens avec autre chose qu'un barbiturique et à provoquer artificiellement un sommeil différent de tous les autres sommeils médicaux.
« Une autre difficulté vient du fait que les grandes firmes pharmaceutiques mondiales possèdent leur propre laboratoire de recherches. Si l'on apporte à leurs chercheurs une molécule de l'extérieur, c'est un peu comme si on disait qu'ils ne servent à rien. Leur première préoccupation n'est donc pas de démontrer que la découverte est intéressante et rentable, mais au contraire qu'elle est sans intérêt puisqu'ils n'en sont pas les auteurs. La recherche des firmes pharmaceutiques est bien rarement " fondamentale " car orientée vers le profit. Lorsqu'une découverte fondamentale est réalisée, le plus souvent dans un cadre universitaire, qu'elle a pu déboucher sur une application pharmacologique toutes les firmes mondiales, après une étude de marche demandent aux organiciens de rechercher dans la même orientation une molécule analogue non protégée par les brevets existants. Les chimistes " substituent " alors sur la molécule d'origine des groupements chimiques variés de façon à obtenir une forme chimique non protégée, qui est immédiatement brevetée. Le pharmacologiste, puis le physiologiste en font alors le " screening " avec tous les tests classiques pour en évaluer les qualités. On comprend qu'à moins d'un hasard assez exceptionnel, les nouvelles drogues n'apportent guère plus que celles qui furent à l'origine de leur conception. Mais une campagne de publicité bien menée leur trouvera toujours un avantage substantiel permettant d'en recommander l'emploi. D'autre part, si elles ne se montrent pas actives dans le but thérapeutique restreint qui leur est assigné, elles sont généralement abandonnées, alors qu'elles peuvent avoir des propriétés exceptionnelles dans une orientation différente: ce fut le cas des phénothiazines, synthétisées pour leurs propriétés antihistaminiques et anti-allergiques mais qui devaient révolutionner, par leurs propriétés centrales, la clinique psychiatrique. Parfois cependant, un tel travail peut déboucher sur une découverte originale. C'est ainsi que celui entrepris autour des phénothiazines déboucha un jour sur les composes tricycliques connus aujourd'hui comme "antidépresseurs".
Le gamma OH ne doit pas masquer une phase importante des travaux de Laborit au cours des années 1959-1965 qui concerne le rôle des radicaux libres dans les états pathologiques. Nous avons signalé plus haut que ces études avaient pour origine le problème soulevé par la Marine des convulsions provoquées par l'oxygène pur en pression chez les plongeurs sous-marins. La molécule d'oxygène O2 est un biradical à qui il manque deux électrons sur sa couronne périphérique, laissant ainsi deux électrons « célibataires », non appariés. Cherchant des molécules capables d'apporter ces électrons manquant, ce qu'on appelle aujourd'hui des « scavengers » (des piégeurs de radicaux libres), Laborit demanda à C. G. Wermuth la synthèse de plusieurs dizaines de molécules réductrices. Leur étude dans les processus physiopathologiques expérimentaux lui montra leur efficacité dans le traitement des comas, de l'inflammation, de la douleur. Vingt ans après, le rôle des radicaux libres dans ces états est reconnu, mais les brevets pris par Laborit durent être abandonnés car n'intéressant personne et coutant très cher. Avec une molécule comme l'AET (Surrectan) commercialisée puis retirée du commerce car insuffisamment « rentable », il montra, avec Geneviève Laborit, qui travaillait alors dans le service de neurochirurgie de R. Houdart à Lariboisière, que le réveil des malades comateux était remarquablement accéléré. Depuis deux ou trois ans, le rôle des radicaux libres dans le coma ou après anoxie cérébrale est reconnu dans le monde entier. De même, le rôle de ce qu'il appela la « phase oxydante » dans les processus inflammatoires se trouvait nettement améliorée par des « piègeurs » et l'on sait aujourd'hui l'importance de la formation de peroxydes au cours de ces processus.
Laborit attribua à ces mêmes radicaux libres un rôle fondamental dans le processus du vieillissement: le fait de vivre, pour un être évolue, c'est-à-dire d'oxyder, est à l'origine de leur production, celle-ci étant par ailleurs accélérée par toutes les situations d'inhibition comportementale. Il en résulta pour lui toute une pharmacologie du vieillissement que, faute de pouvoir convaincre ses contemporains, il utilise depuis vingt ans quotidiennement sur lui-même. Et puis, n'est-ce pas encore aux radicaux libres qu'il attribue la chronicité des psychoses, par destruction des membranes des lysosomes neuronaux et la libération des enzymes « gloutonnes » que ces inclusions intracellulaires contiennent. Enfin, il montra, dès cette époque, qu'il existe un autre moyen indirect de piéger les radicaux libres, en accumulant sur le coenzyme NADP les molécules d'hydrogène qu'il peut accepter. Or cela s'obtient en activant le fonctionnement de la voie des pentoses. Ainsi, le gamma OH, qui en est capable, se montra-t-il entre ses mains en mesure de s'opposer aux lésions mortelles de certaines doses de radiations ionisantes, aussi bien qu'à la toxicité de l'oxygène en pression. Si bien que depuis quelques mois, en Angleterre d'abord, en France ensuite, on a préconisé son emploi et signalé la qualité des résultats dans le traitement des comas et des anoxies cérébrales dans lesquelles le rôle néfaste des radicaux libres est largement admis.
Pour le meilleur des mondes - L’inhibition de l’action
A. Korzybski, livres et traductions Articles Sémantique Générale Sémantique Générale et physique quantique Sémantique générale et sciences humaines Pour une économie non-aristotélicienne (blog) Autres articles non-A Bibliographie Interzone Editions
[1] Mis en évidence par Kleitman (1939), Dement (1958) et Jouvet (1965), le sommeil paradoxal survient périodiquement au cours du sommeil lent. Il se caractérise par une activité corticale rapide, une activité rhinencéphalique rythmique et, du point de vue des comportements, par des mouvements des yeux et la disparition totale du tonus musculaire. Il coïncide avec les phases oniriques du sommeil.
[2] Stérétotaxie: méthode qui consiste à atteindre une région profonde du cerveau, préalablement définie par ses coordonnées dans les trois plans de l'espace, avec une électrode qui pénètre dans le crâne par un simple orifice de trépanation et qui est guidée par un appareil spécial d'après les données de repérage. La stéréotaxie permet de recueillir isolément l'activité électro-génétique de centres précis plus ou moins profondément situés dans la masse du cerveau, d'étudier ces variations à la suite de stimulations variées ou de l'introduction dans l'organisme de substances chimiques.
[3] Le livre date de 1982.