|
A. Korzybski, livres et traductions Sémantique Générale et physique quantique Sémantique générale et sciences humaines |
Le pouvoir et l'argent dans l'entreprise : La rumeur du Monde France-Culture, le 24 juin 2006 Jean-Claude Casanova - Jean Marie Colombani Retranscription: Isabelle Aubert-Baudron Jean-Marie Colombani : Avec aujourd'hui Daniel Cohen, qui est professeur à l'Ecole Normale Supérieure, et Frédéric Lemaître qui est en charge de tout le secteur " entreprises et économie " au journal Le Monde. Nous allons essayer d'analyser l'évolution dans le capitalisme moderne des relations qui existent entre les actionnaires, les propriétaires d'un côté, les managers, et puis les salariés, à travers différents épisodes qui ont ému et agité l'opinion. Le premier de ces épisodes a concerné une grande entreprise de travaux publics qui s'appelle Vinci, dont le patron, monsieur Zacharias, a défrayé la chronique par le montant de ses stock options et de ses salaires, et qui d'ailleurs a perdu le pouvoir sur la base de discussions qui concernaient l'une et l'autre, et l'actualité a été constamment nourrie sur ce sujet aussi par l'épisode qui a affecté une autre grande entreprise, le géant européen et mondial, celui-là, EADS, qui fabrique notamment les Airbus, dont l'un des patron, le Français, puisque EADS est une maison franco-allemande, donc avec un patron français et un patron allemand, dont l'un des patrons, le Français Noël Forgeard, a exercé des stock options, dans un moment où, malencontreusement le cours de bourse de EADS subissait le contrecoup d'annonces industrielles négatives, à savoir les retards pris dans un certain nombre de programmes d'Airbus. Et donc a été remis en lumière le problème de la rémunération des managers, du problème du phénomène des stock options, phénomène qui n'a pas échappé à la sagacité de Nicolas Sarkozy, prochainement candidat à l'élection présidentielle, qui a promis aussitôt des stock options pour tous, en tous cas pour tous les salariés. Mais en tout cas, se pose à travers cela le problème de la rémunération des managers, le problème de la distance qui sépare la rémunération des managers de celle des salariés, et le problème du poids de l'actionnariat et de la répartition au fond des bénéfices d'une entreprise, du fruit de sa capitalisation boursière entre les propriétaires, les actionnaires, les managers et les salariés. On a vécu je pense récemment une période où en même temps que l'entreprise était réhabilitée, disons dans les années quatre-vingt, en même temps qu'elle était réhabilité était réhabilité également ou mieux mis en lumière le rôle des managers, le rôle de ceux qui font prospérer une entreprise à travers une stratégie, à travers des développements. Et puis petit à petit on le voit bien maintenant depuis le tournant du siècle, ce sont les actionnaires qui reprennent très nettement le dessus, à la fois en termes de pouvoir, et en même temps en termes de levée d'argent, de captation au fond des résultats des entreprises, au dépend des managers, dont on commence à considérer qu'ils sont trop payés, et évidemment paradoxalement, en s'appuyant sur les salariés, lesquels trouvent, par définition, et le plus souvent fort justement, que c'est trop d'argent, et que c'est une injustice qui est faite aux salariés ; Voilà très brièvement résumée la scène qui nous occupe aujourd'hui, et dont nous allons essayer, à partir donc de ce problème des rémunérations, de rappeler d'ailleurs les épisodes dont on vient de parler, et puis d'essayer d'élargir sur les rapports entre actionnaires, propriétaires donc, dirigeants , dirigeants gestionnaires, et salariés. Jean-Claude Casanova : Jean-Claude Casanova : Oui, c'est un problème difficile parce qu'il met en question un nombre considérable de variables et de sphères, si j'ose dire. Je vois trois niveaux différents du problème : Il y a un problème économique interne à l'entreprise. Le chef d'entreprise, le dirigeant d'entreprise, est un personnage complexe, parce qu'il est à la fois un travailleur en haut de la hiérarchie, éventuellement un innovateur, c'est-à-dire quelqu'un qui fait dépasser un stade en production, éventuellement un savant, propriétaire de ..., par exemple Bill Gates, si vous voulez, quelqu'un qui fait des découvertes, il est aussi très profondément, un organisateur, c'est-à-dire que c'est quelque chose qui est un peu différent du travail proprement dit, si vous voulez, c'est-à-dire quelqu'un qui a la capacité d'organiser un ensemble. Et il est aussi le chef d'une entreprise qui est cotée en bourse, et qui donc doit garantir à ses actionnaires non seulement un dividende régulier mais éventuellement des promesses de plus-value. Et il est normal qu'il soit rémunéré pour l'ensemble de ses activités, mais elles sont complexes, et difficiles à déterminer. Et en même temps, ce n'est pas tout à fait un marché, les chefs d'entreprise ont tendance à dire qu'il y a un marché des chefs d'entreprises, mais enfin, ce qui caractérise le marché, c'est la transparence, c'est le fait qu'on n'est pas seulement price-maker, c'est-à-dire qu'on ne fait pas soi-même le prix, mais qu'on accepte un prix qui est défini par l'extérieur. Donc le problème économique est complexe. Et ensuite à l'intérieur même de l'entreprise il y a un problème politique, et il y a un problème politique général. C'est-à-dire que, je m'amuse toujours à considérer les grandes organisations qui ont précédé l'entreprise, c'est l'armée. En gros l'armée a vingt siècles d'existence antérieure aux entreprises, et l'armée a toujours eu un problème très complexe de la relation entre celui qui commande et celui qui obéit. Et il y a des règles internes à l'armée. On a dit qu'à certains moments, l'efficacité de l'armée allemande par rapport à l'armée française par exemple, était que les officiers mangeaient avec la troupe, et qu'on ne distinguait pas la façon dont on mangeait, et que cela repose sur l'idée que bien sur l'officier est différent, celui qui donne des ordres est différent de celui qui les reçoit, mais si on veut que ces ordres soient exécutés, il faut qu'entre eux il y ait une forme de communauté, de légitimité, etc. Il y a un vieux principe militaire français l'officier porte l'uniforme de la troupe ; il y a des armées folles où les officiers se donnent trop de décorations, trop de couleurs, ils sont mal obéis au combat, et ainsi de suite. Donc le chef d'entreprise, à l'intérieur de l'entreprise, a un problème politique, c'est-à-dire d'acceptation. Moi j'ai été frappé par, on a beaucoup parlé de monsieur Zacharias, mais j'ai été plus impressionné par deux événements, qui sont Bill Gates, qui crée une fondation, c'est-à-dire qu'il fait de l'évergétisme, comme disaient les Grecs, qui justifie le fait qu'il est riche par le fait qu'il rend service à la communauté. Et j'ai été aussi impressionné par les obsèques d’Édouard Michelin, hélas, à Clermont-Ferrand, où on voyait que les gens de Clermont-Ferrand constituent une communauté avec le patron. Aux obsèques de monsieur Zacharias, Dieu lui prête une longue vie, il y aura moins de monde. Donc, si vous voulez, ça existe. Et alors le problème politique extérieur, hé bien c'est le problème qu'avait posé Schumpeter au départ, c'est que le capitalisme de marché, cela fonctionne très bien, mais que le problème du capitalisme, c'est le problème de son environnement, c'est-à-dire de son acceptation par la société. Et pour être accepté par la société, il faut que la société extérieure à l'entreprise soit en communauté. Moi, je m'amuse, les gens disent, ils ont calculé les échelles de rémunération en SMIC. J'ai fait le calcul en professeurs au collège de France, et j'ai calculé que monsieur Zacharias, il représentait à lui tout seul dix collèges de France, c'est-à-dire dix fois quarante professeurs au collège de France, et je trouve que c'est un peu beaucoup, et donc comme professeur, si vous voulez, j'éprouve une forme d'indignation. Et comme il faut que les professeurs approuvent le système économique dans lequel on est, les gens du système économique auraient besoin de réfléchir sur leur relation avec la société. Jean-Marie Colombani : Frédéric Lemaître, vous voulez réagir tout de suite ? Frédéric Lemaître : Oui je pense effectivement la question est posée, celle qui vient d'être évoquée, c'est : " Quel est le statut des dirigeants d'entreprise ? " On voit bien que les actionnaires ont pris de plus en plus de pouvoir depuis les années quatre-vingt dix, et estiment désormais que le président, ou le PDG, ces deux mots ont un sens, doit être rémunéré en fonction des profits qu'il leur fait faire, et quel meilleur moyen que de l'intéresser à ces profits ? D'où la généralisation des stocks options. Et ça, c'est le premier point. Et cette augmentation des stock options correspond à une augmentation des inégalités dans les revenus du coût aux entreprises, car les revenus du capital augmentent davantage que ceux du travail. On peut prendre deux ou trois exemples qui avaient choqué en France : je ne sais pas si vous vous souvenez, mais quand Michel Bon avait quitté Carrefour au milieu des années quatre-vingt dix, il était parti avec une prime qui avait scandalisé, qui était de dix sept millions de francs. Quand son successeur, Daniel Bernard, est parti grosso modo dix ans plus tard, il est parti aussi avec dix sept millions... d'euros La même entreprise, c'est la première chose. La deuxième c'est que l'on voit avec l'exemple de monsieur Zacharias qui part avec il faut le rappeler, à priori s'il est tombé d'accord finalement avec l'entreprise dont il aurait démissionné, qu'il part avec 175 millions d'euros. On est là dans des sommes totalement folles et ... J M C : Oui, un mot quand même, Frédéric, pour rappeler ce que c'est que des stock options. Qu'est-ce que ce mécanisme, de façon simple ? F. L : Des stock options, ce sont des actions qui sont proposées à une personne, généralement à un dirigeant d'entreprise à un prix donné, au prix qu'elles valent aujourd'hui, avec la promesse... J M C : On gratifie un dirigeant d'actions gratuites ? FL : Voilà, on lui donne des actions. J M C : Et il a la possibilité quand il s'en va, ou en cours de mandat... FL : Oui, cinq ans plus tard éventuellement. J M C : ...De les transformer en argent. FL : De les transformer en liquide. On peut penser que ces actions vont avoir monté dans l'intervalle, et donc le jour où il lève ces stock options, c'est-à-dire où il réalise ces actions, il les réalise au prix fixé cinq ans plus tôt, donc il suffit qu'il les achète à ce moment-là et qu'il les revende instantanément pour se faire ... J M C : C'est ce qu'a fait, donc, monsieur Forgeard à la tête de EADS. FL : Exactement. J M C : Daniel Cohen ? Daniel Cohen : Il y a plusieurs questions. Pour commencer avec la plus simple, qui est celle des stock options : il est généralement présenté comme normal, du point de vue des incitations des chefs d'entreprises d'être payés en stock options, dans la mesure même où cela les rémunère à proportion de leurs efforts. Quelqu'un qui sera compétent sera mieux rémunéré que quelqu'un qui ne l'est pas. Ce pourquoi les stock options sont, en théorie, une bonne chose. Il est assez simple de démontrer que, si c'était le cas, on aurait choisi tout autre chose que les stock options. Les stock options sont indexées sur la valeur de l'entreprise, mais pas sur la valeur de l'entreprise comparativement aux entreprises du même secteur, parce qu'on les aurait appelées des stock options indexées. C'est la première remarque qui a été faite par les économistes qui se sont penchés là-dessus. Si on voulait inciter un chef d'entreprise à bien se comporter, à accroître la valeur de la firme, ce serait relativement à ses compétiteurs Or ce qui s'est passé depuis dix ou vingt ans c'est que les chefs d'entreprise ont été payés en stock options, qui leur a fait profiter de l'euphorie générale des marchés boursiers, quelle que soit la firme où cette euphorie se soit appliquée. Depuis vingt ans, la bourse aux Etats-Unis et en France a été multipliée en gros par dix, et la rémunération des chefs d'entreprise a été en moyenne multipliée par dix aussi, quelque soit la performance relative des chefs d'entreprise par rapport à leurs voisins. Donc première imposture, je dirais. Si on était à la recherche d'un système incitatif, ce ne serait pas comme ça qu'on ferait. Il est très facile d'avoir des index du secteur où l'entreprise travaille, même si on peut peut-être combiner, lorsqu'il y a plusieurs secteurs qui sont en jeu, de créer un index de référence et de dire : si vous faites mieux, quelque soit l'évolution générale. La bourse peut s'effondrer, vous serez quand même bien payé si vous faites mieux que la moyenne des autres, vous aurez une rémunération. Ce qui d'ailleurs produit des choses tout à fait extravagantes de ce point de vue-là, c'est que lorsque la bourse baisse, on révise les stock options, pour permettre au chef d'entreprise de ne pas être défavorisé par une baisse qu'ils n'ont pas enclenchée par hypothèse, donc à la baisse on comprend que ce mécanisme n'est pas le bon, mais à la hausse, on ne dit rien et on laisse les choses se faire. Donc là je dirais qu'il y a une première imposture, dans l'idée que ces stock options sont une manière naturelle et transparente d'inciter les chefs d'entreprise. Il s'agit de tout autre chose. Il s'agit en réalité, de faire qu'il y ait un lien étroit, ombilical, entre les actionnaires et le chef d'entreprise, ce qui pose en réalité au-delà de la rupture strictement quantitative, les multiplications par dix en gros pour simplifier, c'est un peu les chiffres que donnait Frédéric à l'instant. Alors comparons Michel Bon et Daniel Bernard, c'est ça la moyenne, multiplication à peu près par dix des rémunération en vingt ans , au-delà de cette modification quantitative, il y a évidemment une rupture qualitative considérable qui s'est produite. Dans les années cinquante et soixante, les chefs d'entreprise étaient des salariés. Ils avaient une rémunération fixe, qui était en moyenne, disait Rockfeller, quarante fois celle de leurs salariés, c'est ça qui devait être à peu près la norme, on est passé à 400 fois aujourd'hui, la moyenne des salariés, et cette rémunération fixe faisait des chefs d'entreprise des salariés. Et ça rejoint tout à fait ce que disait Jean-Claude par rapport à l'armée allemande : des salariés qui, donc, partageaient le destin de leurs salariés, avaient les mêmes incitations que leurs salariés à chercher par exemple à protéger l'entreprise des risques économiques. Puisqu'on a un salaire fixe, ce qui compte c'est que ce salaire continue d'être payé. On est passé d'un monde où il y avait une osmose en effet entre les salariés et les chefs d'entreprise qui a fait les beaux jours du syndicalisme, on parlait le même langage, à un autre monde dans lequel les chefs d'entreprise sont sortis de la condition salariale pour entrer, en effet, dans la condition actionnariale. Ce qui produit des changements tout à fait différents : les chefs d'entreprise ne sont plus intéressés comme avant à protéger la firme des aléas de la conjoncture économique, en diversifiant par exemple leurs portefeuilles d'activités industrielles, ils sont intéressés à optimiser la valeur boursière de leur entreprise, ce qui fait qu'ils mettent leurs propres salariés aujourd'hui en risque. Ils les mettent en risque si c'est le prix à payer pour augmenter la valeur boursière de leur entreprise. Ça c'est la rupture qualitativement la plus importante qui s'est produite, et on peut voir dans les données la traduction de ça: le risque macroéconomique, en cinquante ans, a baissé, ce qui est assez extraordinaire quand on pense à tous les événements qui se passent dans le monde, mais en réalité le risque macroéconomique a baissé. Le risque microéconomique, celui que les firmes supportent, celui qu'elles font supporter à leurs salariés, a augmenté. Voilà je crois la grande transformation que ces chiffres en réalité masquent, mais qui sont l'essentiel du problème. JMC : Oui, je note au passage juste un mot qu'il est intéressant et important de diversifier pour protéger une entreprise, mais je ferme la parenthèse. Frédéric, vous vouliez réagir d'un mot ? Frédéric Lemaître. FL : Oui, trois petits points sur l'imposture : effectivement Daniel Cohen a raison, par exemple on voit très bien les dirigeants des groupes pétroliers actuellement s'enrichir grâce aux stock options, alors qu'ils ne sont pas pour grand-chose dans l'augmentation du prix du pétrole qui a une répercussion directe sur la valeur de leur entreprise. Ça c'est le premier point. Deuxième imposture, c'est qu'on voit maintenant des dirigeants qui s'assurent contre la baisse du titre, c'est à dire qu'ils prennent une assurance au cas où la valeur de l'action diminue, c'est l'assureur qui leur paye la différence. Donc ça, je trouve ça..., c'est le comble à mon avis de l'immoralité. Il ne faut néanmoins pas généraliser, et il y a certains groupes, je crois BNP Paribas, qui n'accordent des stock options que si la valeur de l'entreprise augmente davantage que celle des concurrents. C'est ce que disait Daniel Cohen. JMC : C'est ce que disait Daniel Cohen. Jean-Claude Casanova. JCC : Oui, je suis d'accord avec ce qu'a dit Daniel sur le problème de l'évolution, mais il faut ajouter qu'en termes de risques, si vous voulez, les risques fondamentaux qui se sont accrus pour les entreprises ne sont pas liés à la valorisation boursière; quand même les deux grands risques fondamentaux qui persistent et qui même s'accroissent, sont d'une part le risque qui est provoqué par le progrès technique; si vous êtes salarié, ... il y avait 250 000 producteurs dans les mûrisseries en France au XIX° siècle, donc ils ne pouvaient pas subsister à partir du moment où les fibres textiles apparaissent, et ainsi de suite, si vous voulez. Et d'autre part, l'élargissement des marchés. L'élargissement des marchés et le libre échange qui dominent le monde depuis cinquante ans, accroissent le risque de l'entreprise et le risque industriel. Mais alors, pour revenir aux stock options, ce qui me frappe, et qui va tout à fait dans le sens de ce que disait Daniel, c'est qu'il y a deux logiques contradictoires qui sont à l'œuvre. Il y avait une vieille plaisanterie de Bergson qui disait " Le désordre, c'est la rencontre de deux ordres. " Moi je classe mes livres par ordre alphabétique et mon assistant classe les livres par dimension. Chacun nous mettons de l'ordre, mais la rencontre de deux ordres, c'est le désordre. Or le désordre que provoque la participation sous forme de risques options ou sous forme de participation des salariés qui ont des actions, c'est que d'un côté on dit " La logique de l'actionnariat et l'égalité des actionnaires et la parfaite transparence ". Donc il faut que tous les actionnaires soient informés Et de l'autre côté on a une seconde logique qui dit : " Il faut que ceux qui sont dans l'entreprise, les patrons sous forme de stock options, les salariés sous forme de participation, et par des multitudes d'incitations fiscales et autres, on fait en sorte que les salariés deviennent actionnaires. Il est évident que quand on travaille dans une entreprise, on est mieux informé sur l'entreprise que quand on est à l'extérieur de l'entreprise. Donc d'un côté si on veut l'égalité de l'information, et d'un autre côté on crée une inégalité de l'information par la participation. D'où une complication technique. De même que, pour répondre à l'objection de Daniel il faudrait moduler les stock options en disant : " Vous aurez davantage de stock options si vous progressez par rapport aux concurrents ", soit dit entre parenthèses, c'est ce que faisait un peu monsieur Zacharias, puisqu'il a dit : " Moi j'ai racheté, j'ai obtenu une autoroute, donc j'ai droit, par rapport à mes concurrents, j'ai une autoroute de plus donc j'ai droit à plus. " Enfin on peut différencier, pour mesurer, avec des critères plus compliqués, de même il faut soumettre les actions qui appartiennent au dirigeant de l'entreprise ou aux salariés à des règles de publicité ... de non-vente, etc., pour que les actionnaires extérieurs à l'entreprise se trouvent à peu près à égalité en information avec eux, ce qui est très compliqué, sur lequel on peut faire des progrès; par exemple il peut y avoir des périodes où on doit déclarer, on dira " Je suis susceptible de vendre dans les six mois qui viennent ", il y a toute une série de techniques, si vous voulez, qui permettent de rétablir un peu plus d'égalité, mais quand même, en transformant les dirigeants de l'entreprise et les salariés de l’entreprise en actionnaires, on crée une inégalité entre celui qui est à l'intérieur et celui qui est à l'extérieur. JMC : Daniel Cohen ? DC : Oui, eh bien deux choses. Bon, d'abord sur cette prise de risque, et le fait qu'elle est liée bien sur à l'évolution du monde. Il y a tout de même une transformation interne qui est liée à cette structure de rémunération, et l'exemple que je raconte parfois, c'est lorsqu'on est dans les années cinquante, si une entreprise fabrique des parapluies, elle va sans doute aussi fabriquer des maillots de bain, pour diversifier les risques ici climatiques auxquels elle expose l'entreprise dans son ensemble. C'est l'époque où on fabrique des grands conglomérats, conglomérats dont le seul qui survive aujourd'hui est General Electrics qui est dans une immense palette d'activités pour que justement, on puisse se protéger des risques. Et on explique à l'époque, dans les années cinquante, si vous êtes dans tel secteur, alors investissez dans tel autre, par ce qu'il est en contre activité de votre propre activité. Qu'est-ce qui s'est passé dans les années quatre-vingt ? C'est ce qu'on appelle à l'époque le downsizing, la réduction de la taille des entreprises, on coupe toutes ces firmes en appartements. Si vous faites des maillots de bains, vous n'avez pas besoin de fabriquer des parapluies, la diversification du risque à laquelle vous aspirez, le marché des actions permet de l'accomplir tout seul, donc l'actionnaire peut détenir une action de l'entreprise qui fait des maillots de bain, une action de l'entreprise qui fabrique des parapluies, lui est protégé du risque, mais les salariés qui travaillent dans l'une ou l'autre ne le sont plus. Donc la diversification du risque est possible pour les actionnaires, elle ne l'est plus pour les salariés. Ce qui, quand on y réfléchit, est totalement extravagant par rapport aux théories habituelles du salariat, à la théorie même du maître et de l'esclave de Hegel ; le maître est celui qui risque la mort, l'esclave est celui qui ne veut pas le faire, qui cherche de la protection, donc voilà pourquoi les " rémunérations " entre guillemets, symboliques et financières, sont asymétriques. On est dans un monde inversé. Celui qui se protège du risque aujourd'hui, c'est l'actionnaire, c'est le propriétaire, celui qui est exposé, c'est le salarié. Il y a quelque chose qui est dysfonctionnel, disons, par rapport à la représentation qu'on se fait ....... JCC : Le salarié ne travaille que pendant la moitié de sa vie, pour l'autre moitié de sa vie il est un créancier, donc potentiellement un actionnaire, c'est ça qui change aussi dans les sociétés modernes. DC : Sauf qu'on voit aujourd'hui à quel point la créance qu'on accumule sur la société, que ce soit le droit à la retraite ou toutes sortes de choses comme ça, est en réalité proportionnée à la sécurité que donne la participation à la vie d'une entreprise. JCC : Les principes sont dissociés. DC : Voilà, tout à fait. C'est d'ailleurs l'étape logique, il faut restaurer une sécurisation de la participation de chacun des salariés à cette richesse sociale. Il se trouve que notre système, qu'on appelle parfois " néo-corporatiste " en France, ne le fait pas ou le fait très très mal. Donc ça c'est, je crois, un premier point ... JMC : Oui, Frédéric Lemaître, sur ce point ... FL : Le débat que soulève Daniel Cohen est éminemment politique parce qu'on a eu un disciple de Hegel, qui était Ernest Antoine Sellière, qui, il y a quelques années, a reproché aux Français de ne pas prendre de risque en disant " Enfin, vraiment, vous voulez les trente-cinq heures, vous ne travaillez pas, vous ne prenez pas de risque face à la mondialisation ", ce discours n'était pas totalement infondé, mais il était totalement illégitime pour le tenir, parce que pour la plupart des Français, en tous cas pour les salariés, ce sont les dirigeants qui ne prennent plus de risque, parce que leurs rémunérations sont telles, parce qu'on s'aperçoit que même s'ils échouent dans leurs missions, ils ont des golden parachutes tels que ce sont les dirigeants qui ne prennent pas de risque alors que ce sont eux, salariés, qui subissent les risques liés à la mondialisation. JMC : Daniel Cohen : DC: Oui, tout à fait. Alors il y a une question à la fois théorique et politique aussi, qui est de savoir, cette rémunération des chefs d'entreprise, elle est prélevée sur qui ? Puisqu'il y a bien quelqu'un qui la paye. Est-ce qu'elle est prélevée par rapport au chiffre d'affaire et aux profits réalisés par la firme ? Est-ce qu'elle est prélevée sur les actionnaires, ou est-ce qu'elle est prélevée sur les salariés ? C'est-à-dire que quand on regarde les grandes masses, masse salariale et masse de profits, est-ce que les profits sont amputés du montant des stock options ou est-ce que c'est la masse salariale qui est amputée du montant des stock options ? Il n'y a pas de réponse simple, mais en gros, c'est plutôt du côté de la masse salariale que se fait la soustraction. Quand on regarde les grandes masses, salaires et profits, ils restent très stables, sachant que dans la masse salariale sont inclues les rémunérations des dirigeants. Ce qui donne à penser - ce n'est pas une démonstration scientifique, mais une question que je pose à la communauté de mes collègues - ce qui donne à penser que, en effet, c'est bien en soustraction de la rémunération salariale que se fait la rémunération des chefs d'entreprise, ce qui expliquerait aussi peut être pourquoi les actionnaires ne sont pas si inquiets de ce qui se passe et considèrent qu'après tout, ce n'est pas si grave. Sauf cas extrême comme celui de monsieur Zacharias. JCC : La masse salariale, ce sont l'ensemble des coûts de l'entreprise ? DC : Qui sont répercutés dans les " compensations " comme on dit en anglais, c'est-à-dire l'ensemble de la rémunération des salariés. JCC : C'est-à-dire que la limite vient tout simplement de la concurrence, c'est-à-dire que si les rémunérations étaient excessives et grevaient les coûts de l'entreprise, elle ne pourrait pas résister. Donc c'est l'ensemble des coûts de l'entreprise qui détermine ce qui peut être distribué aux dirigeants. DC : Non mais on aurait pu considérer que comme ce sont des actions, ce sont les actionnaires qui donnent une partie de leurs gains au chef d'entreprise, pour justement avoir les bonnes incitations, et partagent avec les chefs d'entreprise le surplus créé par leur bonne activité, et donc on aurait vu à ce moment-là que les stock options figurent bien dans la masse des profits, se partagent avec les autres profits. On aurait pu considérer que c'est ça qui se passe. JCC : Oui mais, par exemple, dans l'industrie pétrolifère, si vous voulez, la masse salariale ne représente rien dans l'exploitation de l'entreprise, et donc les stock options, enfin les richesses des dirigeants des entreprises pétrolières, ils n'amputent pas, si vous voulez, sur les salaires versés au très petit nombre de salariés qu'il y a dans l'industrie pétrolière. DC : Dans ce cas extrême, mais encore une fois quand on regarde la masse salariale aux États-Unis, puisque c'est là où le chiffre est le plus extravagant, en France, on est encore d'une certaine manière dans un registre homéopathique, à quelques très grands dirigeants, dans les cinquante premiers, disons, mais ça ne se diffuse pas encore à l'ensemble de l'économie française, donc ça reste une pointe visible de l'iceberg, mais à l'ensemble de la rémunération aux États-Unis, c'est un phénomène qui prend une importance considérable, la montée des inégalités salariales ... JCC : Justement est-ce qu'il y a toujours, parce que ça fait encore partie des clichés, mais quelle est la réalité de la différence qu'il peut y avoir entre Europe et Etats-Unis, et à l'intérieur de l'Europe, France et modèle anglo-saxon, parce qu'au fond, ce système, on va à nouveau dire que c'est importé du modèle anglo-saxon dont il faut se garder, est-ce qu'il y a vraiment une différence nette, de ce point de vue-là ? Frédéric Lemaître ? FL : La différence est de moins en moins nette. C'est vrai que le système des stock options vient des pays anglo-saxons, et dans tous les comités de rémunération des grandes entreprises françaises, les dirigeants justifient la proposition d'augmentation par la comparaison avec ses collègues anglo-saxons, en particuliers américains, jamais par rapport..., on ne fait jamais la comparaison avec les dirigeants indiens ou chinois. JCC : Vous parlez là des grands groupes installés en France, ou dont le siège social est en France, ou dont le capital est français, mais qui sont mondiaux, qui sont compétiteurs de groupes mondiaux, donc il y en a pas non plus..., nous avons certes de très grands champions, mais il ne sont pas légion non plus. FL : Non mais je pense qu'ils ont quand même un effet d'exemplarité sur le reste de l'économie. Il faut dire que le phénomène touche les dirigeants, comme le disait Daniel Cohen, mais touche également d'autres personnes, on pense aux spécialistes de la finance dans les banques, Daniel Bouton et Michel Perrault ne sont pas les salariés les mieux payés de leur entreprise. Je pense que le monde de la finance, comme le monde du spectacle et de l' " entertainment ", a également été porteur de cette dérive dont on parle. JCC : L'exemple le plus flagrant étant les rémunérations des banquiers de la City, chaque fin d'année, l'attribution des primes en fonction des résultats de la City, de la bourse de Londres, qui sont assez extravagants, assez hallucinants. FL : Il y a quand même eu un banquier qui ne s'était pas rendu compte que sa secrétaire lui avait piqué cinq millions de livres, sauf erreur. Donc... JMC : Jean-Claude Casanova : JCC : Toutes les rémunérations qui s'apparentent à des commissions, qui sont au fond des pourcentages de chiffres d'affaire qu'on trouve beaucoup dans la finance et qui d'une certaine façon existent aussi dans l'industrie pétrolière, plus le prix du pétrole augmentera, plus la rémunération augmentera. Dans la finance c'est ce qui se produit : beaucoup de rémunérations sont purement et simplement des tout petits pourcentages de chiffres d'affaire, mais comme ce sont des chiffres d'affaire en expansion constante, ou dans l'assurance, si vous voulez, les agents généraux d'assurances sont des gens bien rémunérés depuis quarante ans parce que tout simplement la consommation d'assurances croît indéfiniment. Mais vous faisiez une opposition entre le capitalisme anglo-saxon et le capitalisme français, mais il ne viendrait pas à l'idée du capitalisme anglo-saxon d'avoir des entreprises privées pour distribuer de l'eau, par exemple. Si vous voulez ... JMC : Ou des aéroports... JCC : Si vous voulez, d'une certaine façon, pour ce qu'ils appellent les utilités publiques, en gros le mot " service public " est intraduisible dans aucune langue, mais pour ce genre de choses, la distribution d'eau à une grande ville, etc., les Anglo-saxons ont plutôt des entreprises publiques que des entreprises privées, parce que c'est très facile de faire des profits quand vous distribuez de l'eau, vous avez quasiment le monopole. Si vous voulez, ce qui donne de très gros profits, c'est soit dans une demande croissante, soit d'être dans un coût constamment décroissant, soit d'avoir une position de monopole ou d'oligopole. Or les services publics fournissent beaucoup de positions de monopole ou d'oligopole, où on détermine soi-même le prix, et donc on détermine son profit. JMC : Daniel Cohen ? DC : Oui, je crois qu'il y a une différence entre la France et les États-Unis, je crois, en moyenne de toutes façons est visible dans les chiffres, les chiffres des inégalités salariales aux États-Unis qui incluent pour une très grande part ceux dont on parle maintenant, la rémunération des dirigeants, ont fait apparaître une augmentation spectaculaire qui a été très souvent commentée. Mon collègue Piketti a reconstitué sur un siècle la part du revenu qui est captée par le 1 % qui est le plus riche aux États-Unis, on est passé de 18% au début du XX° siècle, à 8%, moins de la moitié, au lendemain de la seconde guerre mondiale, on est remonté à 15 % du revenu total, capté par le 1 % le plus riche aux États-Unis aujourd'hui, et pour l'essentiel, dit-il avec humour, c'est le fait des " working rich ", on parle souvent des " working poor ", mais là c'est les " working rich ", c'est-à-dire effectivement les salariés qui sont des dirigeants d'entreprise, et qui font l'essentiel, 70 %, de cette augmentation des inégalités. Les chiffres correspondants en France sont tout à fait différents. On est partis, comme aux États-Unis, d'une situation où, au début du XX° siècle, le 1 % le plus riche faisait à peu près le même chiffre, 18 % du revenu total. Après la seconde guerre mondiale, il est passé, comme aux États-Unis, autour de 7/8 % du revenu total, la différence, c'est qu'en France, on y est resté. Il n'y a pas eu d'augmentation par rapport à ce chiffre, un peu d'écarts, il y a des petits hauts, il y a des petits bas, mais on reste en moyenne à un chiffre qui est comparable à ce moment on va dire bas, qui est la fin de la seconde guerre mondiale. Donc on ne voit pas, dans les données macroéconomiques françaises, l'équivalent de cette fantastique augmentation des inégalités générée par la rémunération des dirigeants. Ceci étant dit, naturellement, pour ces dirigeants français qui sont dans le CAC 40, qui sont, comme on le sait à 40 %, presque à 50 % maintenant possédés par des grands groupes étrangers, qui font l'essentiel de leurs profits, plus de la moitié, dans certains cas les deux tiers, l'essentiel, en dehors du territoire national, pour ces dirigeants-là, il ne fait évidemment aucun doute que leur rémunération est directement indexée sur la rémunération de leurs concurrents, de leurs pairs, qui sont sur ces marchés internationaux. Et il n'est pas impossible que le scandale Vinci tienne en partie au fait que c'est un groupe qui est pour l'essentiel un groupe franco-français dans son périmètre, et qui a pensé qu'il pouvait s'affranchir de toutes les règles morales liées à la France, se pensant comme le pair de ces grands groupes comme Total et autres, qui sont sur les marchés internationaux. Il est possible ici que ce divorce entre ces grands groupes qui sont de plus en plus internationalisés, dont la part des profits faite en France est de plus en plus mince, et qui donc s'affranchissent, des " règles morales " entre guillemets habituelles à la France, se soient retournées contre monsieur Vinci qui a pu croire qu'il appartenait à ce même monde. JMC : Frédéric ? FL : Non, ça illustre ce que disait déjà Reich dans son livre " L'économie mondialisée " au début des années quatre-vingt dix, on a maintenant ..., les dirigeants ont l'impression que leur destin est de moins en moins lié à celui du pays dans lequel ils vivent, que ce soient les dirigeants américains ou les dirigeants français, ça c'est vraiment une ..... JMC : Il y a une question que je me posais aussi, englobant pas seulement le mécanisme des stock options et de la rémunération des dirigeants, mais aussi les mécanismes d'intéressement et de participation, puisque les deux étaient évoqués par Daniel Cohen tout à l'heure, est-ce qu'il ne faut pas les relier, au fond, à la grande période que nous traversons, qui est une période dominée par les dégâts qu'avait causé pendant tant d'années l'inflation, et donc une période de désinflation et de maîtrise de l'inflation, à chaque fois qu'il y a des politiques de maîtrise de l'inflation, ou d'inflation basse, comme nous le sommes toujours, il y a toujours une maîtrise des coûts salariaux et des salaires nominaux qui est rigide, d'une rigidité très grande là-dessus, d'ailleurs à preuve les trente cinq heures, qui ont été une arme pour les gouvernements pour préserver l'économie globale d'une hausse trop forte des salaires. Donc est-ce que ça n'est pas la conséquence de cette phase de désinflation que de voir au fond les rémunérations se jouer ailleurs, se jouer de plus en plus ailleurs, soit par la participation d'intéressement pour les salariés, soit par toutes sortes de rémunérations différées, évidemment, puisque les mécanismes, ce sont des rémunérations différées, qui s'expliquent par cette contrainte macroéconomique ? Daniel Cohen ? ou Jean-Claude Casanova ? JCC. : Justement sur ce point un peu politique des inégalités si vous voulez, quand on regarde la pointe, c'est là qu'on est amené au problème politique. La pointe extrême, pour être acceptée par l'ensemble de la société, doit offrir des compensations. Et les compensations, ce sont soit des compensations fiscales, c'est-à-dire tout simplement la justification de la progressivité de l'impôt. On peut discuter sur la progressivité de l'impôt. La Déclaration des Droits de l'Homme condamne la progressivité de l'impôt. Mais la progressivité de l'impôt, c'est l'idée que vous payez plus en pourcentage quand vous êtes à des revenus élevés. Et dans la société américaine, il y a l'idée aussi que le riche doit à la société. Alors aujourd'hui, le riche a été favorisé aux Etats-Unis fiscalement, donc il y a une montée de la pointe pour toute une série de mesures qui ont été prises depuis Reagan, etc. Mais vous n'avez une vraie appréciation de l'évolution historique des États-Unis par rapport à l'Europe que si vous n'oubliez pas un phénomène historique fondamental, c'est que des années 1920 aux années 1960 par la politique d'immigration qu'ils avaient choisie, les États-Unis ont été une société fermée. Tout simplement parce qu'ils ont appliqué ce que voulaient les syndicats. Les syndicats, ils sont pour le " closed shop ", c'est-à-dire qu'il faut réduire l'offre de travail. Mais quand vous réduisez l'offre de travail, vous augmentez le prix du travail. Or aux États-Unis depuis vingt cinq ans, il se produit un phénomène historique considérable, c'est-à-dire qu'il y a plus d'un million d'immigrants légaux chaque année, et un million d'immigrants illégaux chaque année. Il y a donc aujourd'hui treize millions de travailleurs illégaux dont 83 % travaillent. Donc ça vous donne si vous voulez une gigantesque... l'heure de salaire réel aux États-Unis d'un travailleur non qualifié a peut être baissé, en tout cas n'a pas augmenté depuis un quart de siècle, ce qui ne s'est jamais..., mais tout simplement parce que l'Amérique est un pays ouvert. Alors évidemment, si la France accepte, si l'Europe accepte demain de prendre cinq millions ou deux millions d'immigrants réguliers chaque année, hé bien vous aurez un accroissement des inégalités en Europe. Parce que vous aurez une baisse du travail non qualifié. D'ailleurs le SMIC et les services sociaux ne pourraient pas résister. Je trouve toujours contradictoire de voir des gens qui sont pour l'immigration totale et pour la montée de la réglementation sociale. Parce que les deux ne fonctionnent pas ensemble. Ou bien vous avez une offre de travail, tout le monde vient travailler en France, mais à ce moment-là le prix du travail est très bas, ou bien vous réduisez si vous voulez augmenter le prix du travail. Or aux États-Unis il est injuste de dire que les inégalités s'accroissent, elles s'accroissent par le haut à la pointe, pour des raisons fiscales, et pour la liberté qu'ont les dirigeants de s'enrichir d'une certaine façon, mais elles s'accroissent également par le bas, par l'ouverture des États-Unis. Ce qu'à certains égards on peut plaider comme une politique sociale. Je serais prêt à dire que la politique qu'ouvrent les États-Unis aux Mexicains ou aux Jamaïcains est une politique sociale puisqu'ils multiplient pas dix leurs revenus quand ils traversent la frontière. JMC : Daniel Cohen ? DC : Il y a effectivement, Jean-Claude parlait de la rupture qui s'est produite à partir des années vingt ; il est certain que ce qu'on est en train de décrire, c'est la sortie du monde où on est rentré, on va dire pour simplifier en 1929. C'est-à-dire qu'en 1929, avec le cataclysme créé par l'effondrement de la bourse, on a changé de monde par rapport à ce qui était encore possible vingt ans plus tôt aux États-Unis ou en Europe, et la bourse a été délégitimée, totalement délégitimée ; c'est l'émergence du capitalisme managérial où les actionnaires se sont faits tout petits, ont délégué leur autorité. Les grandes études des années trente parlent... JCC : Les retraites par répartition... DC : Berle et Means, bien sûr, puis Galbraith, qui en a été le porte-drapeau dans les années cinquante et soixante, c'est qu'on est passé en effet dans le capitalisme que redoutait Schumpeter, c'est-à-dire un capitalisme bureaucratisé, dans lequel, oui, on se représente une entreprise comme une armée, comme une administration, avec un chef de service, chef de bureau, des subordonnés, dans une chaîne hiérarchique qui les lie tous ensemble, dans une forme de solidarité un peu mécanique, comme aurait dit Durkheim, qui justement fait que la société comme un tout s'incarne dans ses entreprises. On est sorti, mais par tous les bouts, on le voit au niveau géopolitique, on le voit au niveau économique, de ce monde plus adverse au risque qui s'est créé après 1929, et qui, au fond, reprend une histoire du capitalisme qui est un peu celle que décrivait Hilferding dans " Le Capitalisme Financier ". Alors évidemment il y a une grande question historique : est-ce que c'est... le vingtième siècle est une espèce de parenthèse, on a eu un effondrement du système, on a tout gelé pendant une cinquantaine d'années, on a eu du coup le plus beau capitalisme possible qui combinait croissance et sécurité, et est-ce qu'on revient dans le cours historique du XIX° siècle, ou est-ce qu'on est dans un mouvement de balancier, c'est peut être une trop large question pour les quelques minutes qui nous restent, mais en tout cas, ce qui est certain, c'est qu'on sort de ce monde du vingtième siècle qui commencerait dans la séquence que j'ai dit, en 1929. Donc ça pose, effectivement, un certain nombre de questions très importantes, dans la mesure même où notre système de sécurité sociale, lui, il a été pensé au cœur de ce monde du vingtième siècle. C'est-à-dire ce qu'on appelle " protection sociale ", c'est en réalité une protection qui se fait le plus souvent en dehors de l'entreprise, c'est la retraite, c'est la maladie, c'est le chômage, mais supposé être très rare, en tous cas quand on pense l'assurance chômage dans les années cinquante et soixante, c'est considéré comme quelque chose de tout à fait transitoire, et donc le cœur de notre système de protection en fait est pensé pour un monde qui est devenu tout à fait obsolète. Quand on parle d'une nouvelle sécurité sociale professionnelle, sans trop savoir toujours ce que ça signifie, en tous cas on désigne un problème, le fait que notre système de protection, celui qui s'applique aux salariés, est tout simplement devenu inadapté aux types de risques que le capitalisme dans lequel on est entré les fait prendre. Je crois que c'est le point le plus important. JCC : Oui, c'est d'ailleurs lié à un problème général de la mondialisation qui est en train de... l'étape ultime de la mondialisation étant la liberté de circulation des travailleurs. JMC : La question est de savoir si on trouvera trace de ces réflexions et de ce constat dans les programmes de nos candidats à l'élection présidentielle. Pour le moment on ne le voit pas trop parce qu'on voit au contraire la répétition d'un certain nombre de schéma et de réassurances qui sont donnés comme ça aux uns et aux autres, peut être toujours en passant à côté du fond du problème. Juste un mot, parce que Frédéric Lemaître a été l'auteur il y a quelques années d'un livre sur les grands patrons, " La Fin d'un Monde ". Dans tout ce qu'on vient d'évoquer, en revenant au point de départ de notre conversation, c'est à dire l'impact médiatique négatif de l'affaire Zacharias, de ces sommes absolument extravagantes ou de l'histoire des stock options exercées au mauvais moment, etc., il y a naturellement un pas de plus qui peut être franchi dans la distanciation entre l'opinion et les chefs d'entreprise, et donc entre l'opinion et les entreprises. Comment évaluez-vous tout cela, puisque vous aviez, un petit peu à l'avance, Frédéric Lemaître, entrevu ce que vous appeliez la fin d'un monde ? FL : C'est bien ça le drame, les dirigeants d'entreprise se plaignent de ne pas être compris par la société, et que les Français ne comprennent pas l'économie de marché, mais le problème avec les scandales dont on parle depuis le début de l'émission, c'est qu'ils ne font que renforcer cet écart, et la défiance des Français vis-à-vis des entreprises. JMC : C'est ce fameux sondage planétaire qui montrait que c'est en France que l'économie de marché est le moins bien acceptée, comparée à l'Inde, comparée à la Chine, comparée évidemment à la Russie, comparée à d'autres, avec un taux d'adhésion seulement de 38 %, ce qui est le niveau le plus bas de ... JCC : C'est très bien, parce qu'on pourra faire du socialisme dans un seul pays. JMC : Oui, ça c'était le programme Chevènement d'il y a quelques années. Daniel Cohen, un mot de... DC : Vous parliez des programmes politiques, tout le monde a en tête évidemment que dans le programme du PS qui vient d'être voté, si je ne m'abuse, on prévoit de plafonner les rémunérations des grands patrons. La question est : est-ce que ça a un sens ? Est-ce que c'est possible ? Est-ce que c'est la meilleure façon de faire ? Est-ce que ça a un sens ? Oui. JCC : Est-ce que ce n'est pas tout simplement un problème d'affichage, parce que... DC : Est-ce que cela a un sens, je pense que oui, ce qu'on dit c'est qu'il y a quelque chose qui va au-delà de leur destin. Cela relève, effectivement, de la lutte contre les inégalités. Est-ce que c'est possible tel quel, cela me paraît tout à fait différent, il y a tellement d'autres façons de rémunérer... il y aura toujours une filiale étrangère, etc. Donc quel est le cœur de la question ? Le cœur de la question à mon avis c'est : est-ce que ces revenus sont bien assujettis à l'impôt sur le revenu comme ils devraient l'être, est-ce qu'on est certain que, par rapport à une politique générale de lutte contre les inégalités dont la fiscalité est censée être le vecteur, tout cela est bien compté, franchement je ne pense pas. Je n'ai pas l'impression qu'on rémunère comme un revenu comme les autres ces plus-values, qui sont taxées en fait comme des plus-values, donc là il y a une réflexion à avoir sur la dissolution des revenus, il y a la question de l'ISF en France, tout cela se complique beaucoup, mais je pense qu'on gagnerait beaucoup à une remise à plat. Et puis je pense aussi qu'il faut en fait s'inspirer d'un certain nombre de golden parachutes qui sont donnés aux patrons pour réfléchir à une nouvelle sécurité sociale en France. Après tout si on ne considère pas comme aberrant qu'un chef d'entreprise a droit à une protection en cas de licenciement au motif que précisément on le met dans une situation plus risquée qu'il n'était auparavant, je pense qu'il y a une réflexion, une nouvelle forme de capitalisme social pour les salariés eux-mêmes. Donc là je crois qu'il y a un immense chantier, mais qui ne se réglera pas simplement en plafonnant finalement les rémunérations, mais qui ouvre un certain nombre de portes. JCC : Et qui est le génie du capitalisme latin, puisque ce sont les Latins qui ont inventé la mutualisation du risque, si vous voulez, il doit y avoir une utilisation du risque ... DC : Pour les salariés aussi, bien sur. JMC : Voilà une piste que nous adresserons aux divers candidats à l'élection présidentielle. Merci Daniel Cohen, professeur à l’École Normale Supérieure, de nous avoir accompagnés dans cette réflexion, merci à Frédéric Lemaître qui dirige le service Économie et entreprise du Monde, merci à vous toutes et à vous tous de nous être fidèles, passez un bon week-end. Rendez-vous samedi prochain pour une autre " Rumeur du Monde ". Fin Suite : Un quart des sociétés américaines auraient triché sur les stock-options |