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21 octobre 2006 Le monde capitaliste aura-t-il sa glasnost ? Les normes comptables internationales Invités: Nicolas VERON, membre du think tank Bruegel, Bernard Collasse. Professeur à l'université Paris Dauphine Réalisation : Olivier Bétard Antoine GARAPON : Comment présenter les comptes d'une entreprise ? La normalisation des règles comptables comporte des aspects très techniques dans lesquels, je rassure tout de suite nos auditeurs, nous ne rentrerons pas. Nous nous concentrerons ce matin sur la dimension profondément politique de l'harmonisation européenne, voire mondiale, de la manière de présenter l'activité et la santé d'une entreprise. L'Europe a en effet récemment décidé de sous-traiter cette question, absolument centrale, à un organisme privé, qui dicte désormais aux entreprises, à toutes les entreprises, grandes et petites, la manière de rendre compte de leurs actifs et de leurs passifs. L'harmonisation quasi mondiale des normes comptables jette ainsi une lumière crue sur les ambiguïtés, sur les enjeux de la mondialisation financière, et révèle une fois de plus l'érosion de la souveraineté des États, de tous les Etats, y compris du plus puissant d'entre eux, les États-Unis, sur une sphère financière qui définit ses propres règles, et n'obéit à aucune réelle gouvernance. Alors c'est de cette difficulté qu'il sera question ce matin, avec mes deux invités : tout d'abord Nicolas VERON. Nicolas VERON est chercheur au Centre de Réflexion Européen Bruegel, il est membre du comité de rédaction de la Vie des Idées, et c'est dans ce dernier numéro de la Vie des Idées, qui est un mensuel international sur les débats d'idées, qu'il a signé un article intitulé " Flux financiers et impasses politiques ". Nous devons également à Nicolas VERON qui a une double expérience dans le public et dans le privé, il a été conseillé de Martine AUBRY et il a lancé sa propre entreprise de conseil, et il a signé avec Matthieu AUTRET et Alfred GALICHON un ouvrage publié aux Éditions Odile Jacob, intitulé précisément " L'information financière en crise : comptabilité et capitalisme ". Pour en discuter avec Nicolas VERON de cette question, le Bien Commun reçoit ce matin Bernard COLASSE. Bernard COLASSE est professeur à l'Université Dauphine, il travaille dans un centre de recherche européen en finance et en gestion ; on lui doit également un grand nombre d'ouvrages. Je ne citerai que le dernier, qui s'appelle " Comptabilité générale ", publié aux éditions Economica, et Bernard COLASSE, qui se définit lui-même comme un " normalisateur ", il assume ce terme, il le précisera tout à l'heure, est membre fondateur de la de l' Association Française de Comptabilité, et également du Centre National de la Comptabilité, où il siège en tant que personnalité qualifiée, donc il ne représente personne, car on verra dans l'émission que ce Centre National de Comptabilité est un organisme public. Alors, Bernard COLASSE, est-ce que vous pouvez déniaiser les auditeurs pour qui cette question de la comptabilité est très mystérieuse, qu'est-ce que c'est que la comptabilité ? Comment la définiriez-vous ? Bernard COLASSE : Je crois effectivement qu'il est nécessaire de " déniaiser les auditeurs ", entre guillemets, parce que la comptabilité est souvent considérée comme pure technique de constat, voire une technique d'enregistrement. En réalité, elle est bien autre chose. C'est un instrument de modélisation, de modélisation de l'entreprise, et en tant qu'instrument de modélisation bien évidemment, elle est l'objet d'enjeux. Voilà. Elle est instrument de modélisation aujourd'hui. Elle n'a pas toujours été instrument de modélisation, elle a su constamment s'adapter aux différentes évolutions du capitalisme. La comptabilité aujourd'hui n'est pas la comptabilité de la fin du moyen âge, celle du capitalisme commercial. Ce n'est pas non plus la comptabilité industrielle du XIX° siècle, ce n'est pas la comptabilité du capitalisme industriel. C'est aujourd'hui la comptabilité des marchés financiers, et donc elle représente l'entreprise pour ses marchés financiers pour, aujourd'hui dit-on, les investisseurs. Antoine GARAPON : Est-ce que précisément, cette comptabilité qui s'impose de plus en plus, elle ne tire pas toutes les entreprises vers les marchés financiers ? Est-ce qu'elle n'en fait pas un instrument exclusivement destiné aux investisseurs, Nicolas VERON ? N. V. : La comptabilité, d'une certaine manière, c'est un miroir du système financier et capitaliste, et comme vient de le dire Bernard COLASSE, elle reflète les évolutions de ce modèle. C'est déjà quelque chose de dire qu'elle reflète les évolutions du système financier, en d'autres termes qu'une comptabilité des grandes entreprises industrielles des années soixante est différente d'une comptabilité d'un système beaucoup plus financiarisé qui est notre système actuel. Ce serait aller beaucoup plus loin que de dire que la comptabilité crée le modèle, ce qui est un peu le présupposé de votre question. Personnellement je n'irais pas aussi loin. Je pense que la comptabilité est plutôt en retard sur l'évolution du système, mais pas très en retard, moins en retard par exemple que beaucoup de réglementations publiques, et donc, pour nous, elle a un effet, c'est un peu le canari dans la mine. Elle a un effet de signalement d'un certain nombre d'évolutions de fond. AG : Il n'empêche qu'on a l'impression, et notamment en Europe, restons en Europe pour l'instant, qu'il y a plusieurs types de capitalisme, il y a plusieurs perceptions de l'entreprise, Bernard COLASSE, et qu'à partir du moment où on cherche à se mettre d'accord sur des normes communes, on force nécessairement un compromis avec ce modèle, où on consacre l'hégémonie d'une approche de l'entreprise au détriment d'une autre. Bernard COLASSE : Alors donc effectivement, le modèle comptable est la traduction du modèle économique. Et il existe effectivement aujourd'hui, en Europe en particulier, plusieurs modèles économiques d'entreprises. Coexistent plusieurs systèmes capitalistes en même temps. Alors on peut dire qu'il y a une opposition entre le capitalisme anglo-saxon, là je me réfère à une vieille classification, maintenant celle de Michel ALBERT, qui est une opposition entre le capitalisme anglo-saxon et le capitalisme de l'Europe continentale. Grosso modo, le capitalisme anglo-saxon est un capitalisme de marchés financiers, ce qui simplifie beaucoup. Au contraire le capitalisme de l'Europe continentale, avec des variantes encore, le capitalisme allemand n'est pas le capitalisme français, mais disons grosso modo que le capitalisme de l'Europe continentale est plutôt un capitalisme partenarial, c'est-à-dire un capitalisme qui considère l'entreprise comme une entité ayant des comptes à rendre à une multiplicité de parties prenantes. Notamment les investisseurs, bien sur, mais pas que les investisseurs : les salariés, les banques, en Allemagne les banques ont toujours joué un rôle extrêmement important. Et évidemment l’État. AG : Effectivement. Alors vous faites référence dans un de vos écrits à un grand juriste qui est très familier de certains de nos auditeurs, qui s'appelle Ripert, et qui définit l'entreprise comme une institution. Alors ça va très loin. Une sorte d'approche institutionnelle de l'entreprise. Nicolas VERON : NV : C'est un peu le cœur de la question qu'on est en train d'aborder d'entrée de jeu, je dirais. Finalement, quel est notre modèle ? Quel est notre système ? Et est-ce que ces pensées finalement, les instruments qui permettent de le décrire, ici et maintenant, mais aussi son évolution dans le temps. Là-dessus, j'aurais une classification qui est par certains aspects convergente avec celle que propose Bernard COLASSE à la suite effectivement de Michel ALBERT dans son livre très remarqué de 1990 AG : " Capitalisme contre capitalisme " NV : Livre qui a fait école non seulement en France, mais dans le monde international. Michel Albert a capturé un moment du débat d'une manière qui a eu beaucoup d'échos. Aujourd'hui, sommes-nous encore dans ce monde-là ? Oui et non. Oui parce que nous avons toujours une dialectique entre deux systèmes. Non, parce que ces systèmes ont cessé d'être géographiques. C'est-à-dire que dans la classification du capitalisme anglo-saxon, capitalisme continental ou rhénan, comme l'appelait Michel ALBERT, il y a cette idée que certains pays ont certains systèmes. Cette idée a cessé d'être vraie. Elle était déjà contestable à l'époque de Michel ALBERT mais a capturé une réalité très forte. Aujourd'hui nous avons effectivement deux systèmes, et là je vais, si vous le permettez, prendre une classification qui est celle de deux auteurs américains, Raghuram G. Rajan et Luigi Zingales ; ils ne sont d'ailleurs pas américains, ils sont respectivement Indien et Italien, mais enfin établis aux États-Unis ... AG : C'est la mondialisation, et également la mondialisation des chercheurs. NV : Et notamment la mondialisation dans les universités américaines, mais ce serait un autre thème de débat, et donc Rajan et Zingales, dans une série d'articles extrêmement influents du début des années 2000, ont re-décrit ces deux systèmes, mais sous un angle un peu différent. La terminologie qu'ils utilisent, c'est d'une part un capitalisme contractuel, qui est donc bâti sur des règles explicites, vérifiables par les tribunaux et permettant à des acteurs qui ne se connaissent pas d'effectuer des transactions, d'être partenaires dans le système financier. Donc c'est l'anonymat qui est le cœur du système. Et le système auquel ils l'opposent, qu'ils appellent " relationship based financial system ", on pourrait dire en français un capitalisme relationnel, ou partenarial, comme disait Bernard COLASSE, qui est donc un système financier dans lequel le cœur de la relation, qui permet la transaction et l'échange, et la relation personnelle, et la connaissance mutuelle des individus. Et au fond, le système rhénan ou français de l'époque de l'après-guerre sont des exemples très poussés de capitalisme relationnel, le système américain basé sur les marchés organisés ou Wall Street, et du capitalisme contractuel, mais finalement ce qu'on observe aujourd'hui, c'est que ces systèmes s'interpénètrent complètement et dans chaque pays, et nous sommes, toutes les économies et tous les pays sont traversés par ces deux courants, et ce qui est très intéressant, c'est de voir qu'il y a une vraie convergence sur les quinze dernières années depuis le livre de Michel ALBERT, c'est-à-dire que non seulement ce qui nous est familier, le capitalisme d'Europe continentale s'est beaucoup marchéïsé, les marchés financiers ont un rôle immensément plus important maintenant que ce n'était le cas il y a quinze ou vingt ans, et on en parlera peut-être, y compris par l'érosion du rôle de l’État et du rôle des banques, mais également, de l'autre côté du miroir, aux États-Unis nous avons des éléments relationnels tout à fait troublants, à tous les éléments de l'échelle. Le plus connu des auditeurs, c'est probablement la collusion entre système économique et système politique au plus haut niveau de l’État, qui est traduit de manière très crue par le fait que beaucoup des équipes du gouvernement actuel des États-Unis sont directement issues du monde économique... AG : ... Et d'un monde économique qui a partie liée avec à la fois le pétrole et l'armement. NV : Oui , et maintenant il y avait une exception du gouvernement Bush qui était que Wall Street n'était pas représenté, ce n'est plus le cas, puisque le secrétaire au trésor Frank Paulson est l'incarnation même de Wall Street en tant qu'ancien patron de Goldman Sachs. AG: Ainsi que le secrétaire général de la Maison Blanche qui sont deux financiers de haut niveau. NV : Absolument. Mais on peut dire la même chose au plus bas de l'échelle, c'est-à-dire près des entreprises au moment de la création, si vous analysez le système du capital risque de la Silicon Valley, l'ensemble de ces systèmes de venture capital, de capital risque, voir même de business angels, je m'excuse d'employer des mots anglais, mais leurs traductions françaises sont souvent un peu bancales, qui sont au cœur d'une autre évolution du système, hé bien on se rend compte que ce système-là aussi est relationnel. AG : On reviendra donc sur ces problèmes de traduction qui sont également au cœur de notre problème. Donc compénétration au cœur des deux systèmes, il n'empêche qu'il faut bien harmoniser les règles comptables, et qu'en les harmonisant, on donne quand même une préférence, sinon à un modèle, au moins à une culture, à une approche, pour utiliser un anglicisme. NV : Encore une fois il y a une question de causalité, et mon sentiment, c'est que les règles comptables sont un indicateur avancé par rapport à d'autres représentations collectives, mais malgré cela, suivent l'évolution du système, et c'est parce que nous sommes entrés dans un système qui est beaucoup plus contractuel et moins relationnel que nous avons ce changement de règles comptables. BC : Il est vrai que les deux systèmes, le système contractuel et le système relationnel, n'ont plus de véritable ancrage géographique, c'est vrai qu'ils s'interpénètrent et qu'on observe le système relationnel aux États-Unis comme on observe le développement du système contractuel en Europe continentale. Mais il reste qu'il y a un système dominant, qui est presque le point de mire de la normalisation comptable internationale, c'est incontestablement le système contractuel. Alors, ce système contractuel est supporté, au plan théorique, par une théorie assez simple que les économistes connaissent bien, c'est la théorie de l'agence. Autrement dit, selon la théorie de l'agence, les dirigeants d'une entreprise sont en liens contractuels avec les investisseurs. AG : Ils sont l'agence de l'investisseur. BC : Ils sont les " stewards ", comme on dit en anglais, c'est à dire les intendants des investisseurs. Cela veut dire quoi ? Cela veut dire que les investisseurs, dans cette théorie et dans cette conception du capitalisme sous-jacente, sont en quelque sorte les acteurs dominants de l'entreprise, et ce sont ceux auxquels les dirigeants doivent rendre des comptes. AG : Et donc la comptabilité sera orientée vers ce destinataire qui est l'investisseur. BC : C'est cela. Ainsi que nous l'avons dit, la comptabilité est un instrument de modélisation, donc avec des simplifications techniques, mais de plus, c'est un instrument de modélisation finalisé, en ce sens que l'information qui est produite est destinée a priori à certains acteurs. Et en l'occurrence dans le cas de l'entreprise contractuelle, l'acteur, les acteurs auxquels sont destinés les informations comptables, ce sont les investisseurs. AG : Qu'est-ce qui vous gène là dedans, Bernard COLASSE, qu'est-ce qui vous gène dans cette ..., si effectivement c'est la destination, le chemin que prend le capitalisme aujourd'hui et que prennent, d'après ce que je comprends, certaines entreprises françaises, pas toutes, pourquoi tant d'émotion autour de cette uniformisation des règles comptables qui induit une uniformisation de la perception de l'entreprise et d'un modèle culturel ? BC : Alors ce qui peut nous gêner, qui ne nous gêne pas nécessairement personnellement, ce qui peut nous gêner, c'est que cette conception de la comptabilité comme instrument à la fois de reddition de comptes aux investisseurs et d'aide à la décision des investisseurs, laisse sur le bord de la route les autres parties prenantes. AG : C'est à dire les salariés, les créanciers... BC : Notamment les salariés, les créanciers, etc. Il faut quand même rappeler qu'en France, les salariés ont un droit à l'information qui est le même quasiment que celui des actionnaires. Et je ne suis pas sur que les salariés puissent se satisfaire de l'information qui est destinée aux actionnaires. Et ça c'est l'une des hypothèses qui est faite par l'IASB, l'International Accounting Standards Board, l'organisme international de ces normalisations, l'une de ces hypothèses, c'est que l'information destinée aux investisseurs - quand on parle des investisseurs, ce n'est pas la veuve de Carpentras, ce sont les investisseurs institutionnels - que l'information qui est destinée aux investisseurs institutionnels, devrait satisfaire grosso modo tous les besoins d'informations des autres parties prenantes : les salariés, les créanciers, l’État, etc. Alors le FASB est en train d'évoluer sur cette question ; en juillet 2006 il a publié un cadre conceptuel révisé - un cadre conceptuel, c'est tout simplement la charte théorique utilisée. Et dans ce cadre conceptuel, il ajoute aux investisseurs les créanciers. AG : Vous venez de prononcer un mot assez barbare, qui désigne une organisation privée, donc peut-être que Nicolas VERON, vous pourriez nous la présenter, la présenter aux auditeurs un peu plus précisément. Un organisme privé qui n'a d'autre légitimité que d'être un organisme, même pas professionnel, qui est un organisme qui a cherché des règles de consensus pour présenter la comptabilité. NV : Ce que nous sommes en train d'exprimer dans les dernières minutes, c'est que les règles comptables sont l'expression, si je veux employer un vocabulaire peut-être un peu daté, d'un rapport de force. Et lorsque ce rapport de force évolue dans l'économie, par exemple lorsque l’État perd de l'influence au profit des investisseurs, et notamment effectivement de ces intermédiaires devenus de facto très puissants que sont les investisseurs institutionnels qui agrègent l'épargnent et prennent des décisions d'investissement, eh bien la comptabilité, en tant qu'expression de ce rapport de force, évolue, et finalement, la montée en puissance de l'IASB, que je vais présenter dans un instant, est l'expression de cette modification du rapport de force. J'ajouterais, pour faire écho à ce que vient de dire Bernard COLASSE, que ceux qui ont le plus perdu là-dedans, ce ne sont pas à mon avis les salariés dont on peut discuter quelle était l'implication dans le système précédent, mais en revanche c'est clairement l'Etat français qui avait une influence très forte, qui modelait les normes à sa guise, et qui aujourd'hui a à peu près perdu d'un coup tous ses pouvoirs. On en rediscutera. L'IASB (International Accounting Standards Board), le conseil national de normalisation comptable ou des normes comptables, ou le conseil des normes comptables internationales d'ailleurs, avec l'ambiguïté propre à la langue anglaise, c'est une organisation de droit privé, une organisation de forme non lucrative, qui a été créée en 1973 à l'époque sous une forme un peu différente réformée en 2001, c'est à l'époque qu'elle a pris son nom actuel - on aurait pu penser que la réforme soit l'occasion d'avoir un nom un peu plus prononçable, mais non - les comptables manifestement on taquiné Bernard COLASSE et cherchent à s'abriter derrière des acronymes. C'est donc une organisation privée qui a une gouvernance qui n'est pas inexistante, et qui est une gouvernance multi privée, dans laquelle il y a un " board of trustees ", un conseil de surveillance ou un conseil de surveillants, qui compte maintenant vingt-deux membres et qui a une double responsabilité, de rechercher des financements - c'est un sujet dont on pourra peut-être parler d'ailleurs, car il est en pleine évolution - et de nommer les membres du IASB proprement dits, International Accounting Standards Board, du conseil de normalisation , les sages en quelque sorte, qui édictent les normes. Ces sages, ils sont donc quatorze, douze d'entre eux sont à temps plein, c'est-à-dire qu'ils ont cessé toute relation avec leurs anciens employeurs, lesquels anciens employeurs sont soit des cabinets comptables, soit d'autres types d'employeurs, des entreprises... AG : Souvent de gros cabinets comptables... NV : Les cabinets comptables, c'est souvent des gros, mais il n'y a pas que des anciens comptables à l'IASB, il y a d'anciens directeurs financier, il y a un ancien universitaire et il y a, je crois, aussi un ou deux représentants de la communauté des investisseurs. AG : Quelle est la culture de ces gens-là , c'est majoritairement anglo-saxon ? Bernard COLASSE, non ? BC : Oui, je voudrais ajouter quelque chose à ce que vient de dire Nicolas et en fait, aller dans le sens de votre question. C'est en 1973 effectivement qu'a été créé l'IASB, qui s'appelait à l'époque l'IASC, peu importe. Il faut savoir que cette création a été à l'initiative d'un Britannique, Lord Benson, qui a été anobli ensuite donc, et d'un Britannique qui a été président de l'ordre des experts comptables britanniques, et qui en même temps était aussi un membre d'un grand cabinet, d'un cabinet d'audit. Alors l'IASC en fait, s'était donné pour projet, dès 73, de faire des normes comptables susceptibles d'être appliquées par toutes les entreprises du monde, et il y avait un projet mondial. Alors ce qu'il fait noter, je crois que c'est à la même époque, nous y reviendrons, je crois que c'est votre intention, à la même époque, la Communauté Économique Européenne allait lancer son propre programme d'harmonisation comptable. AG : Par directives... BC : Par directives... AG : ... ce qui est la voie normale pour l'Europe. BC : Et certaines mauvaises langues ont dit qu'en fait le projet de l'IASC, de l'IASB, c'était une sorte de contre-feu, ouvert par les Britanniques et les grands cabinets face au développement de l'harmonisation comptable européenne. AG : C'est ce qui s'est passé, c'est quand même ce qui s'est passé, et ce qui est assez surprenant, quand même cela demande qu'on s'y arrête un peu, c'est que dans cette rivalité entre une source normative européenne par directives inter étatiques qui a la légitimité de l'Europe, et cet organisme privé, c'est l'organisme privé qui l'a emporté, dirais-je, puisque l'Europe a délégué à cet organisme privé la normalisation comptable. Nicolas VERON ? NV : L'organisme privé l'a emporté au bout de trente ans, mais l'échec de la normalisation par directives, il date de bien avant, il date des années quatre-vingt, en fait. AG : Il n'empêche que c'est quand même un peu choquant, j'exprime un sentiment que je pense éprouveront beaucoup d'auditeurs, c'est que l'Europe confie, délègue, sous-traite on pourrait dire, cette entreprise de normalisation comptable qui a des répercussions très importantes, et qui repose sur une conception de l'entreprise, le délègue à un organisme privé. NV : Oui mais ne mélangeons pas les choses. Bernard COLASSE a raison de revenir sur les circonstances historiques de la création de l'IASB, ces circonstances ont été formées par un autre facteur sous-jacent que les volontés européennes qui est à la cause des deux développements, le début de normalisation par directives en Europe, qui a échoué, et la création de l'IASB, c'est l'internationalisation des marchés tout simplement, l'internationalisation d'abord des entreprises, et ensuite des marchés financiers. Et les deux efforts, la création de l'IASB d'une part, l'essai avorté de l'unification européenne par directives d'autre part sortent de cette même source, mais il serait totalement erroné, je pense que Bernard COLASSE sera d'accord avec ce constat, de dire que c'est la création de l'IASB qui a tué l'effort européen. L'effort européen il est mort de lui-même ... AG : Bien sur. NV : ...et donc c'est après ce constat d'échec de la normalisation par directives qui est liée à de vieilles dynamiques européennes, que les Allemands ne voulaient pas ci, que les Anglais ne voulaient pas ça, etc., c'est parce que l'Europe a été incapable de faire le travail elle-même qu'ensuite elle s'est retournée vers l'IASB. AG : C'est ce désaccord interne à l'Europe qui a précipité la désagrégation. BC: Le désaccord n'a jamais été explicité. Et les choses se sont faites de façon très... très souple, hein ? Je voudrais simplement revenir sur l'harmonisation comptable européenne. Je pense que ça a été in fine un échec, mais ça a été aussi un succès. En 78, les comptes des sociétés des pays européens étaient extrêmement divers. Et la directive de 78 qui a harmonisé les comptes des sociétés de capitaux a produit quand même des effets extrêmement bénéfiques. Elle a permis un rapprochement des comptes de sociétés de capitaux, et encore plus je dirais, la directive de 83 relative aux comptes de groupes. NV: Nous ne faisions pas de comptes de groupes en France. Et cette directive a fait que nous avons rendus obligatoires ... AG : Elle s'est précipité dans un vide juridique qu'elle a comblé et du coup elle s'est plantée. Mais alors expliquez-moi comment l'Europe qui se présente comme animée du souci d'organiser et d'harmoniser la mondialisation, de la rendre un peu moins barbare, et notamment de protéger l'intérêt social, c'est particulièrement important pour nous autres Français, avec notre culture et cette conception institutionnelle de l'entreprise, c'est important également pour les Allemands, comment expliquez-vous, c'est une question qui s'adresse à tous les deux, comment expliquez-vous que l'Europe sous-traite, délègue à une organisation privée. C'est extrêmement intéressant d'ailleurs, parce que ça montre comment se profile l'organisation de la mondialisation financière. Mais comment expliquez-vous que l'Europe concède cette souveraineté, cette part de souveraineté mutualisée qu'est l'Europe à un organisme privé ? NV : Je crois qu'il faut d'abord revenir un peu sur le rôle des normes comptables, puisqu'on a parlé tout à l'heure du rôle de la comptabilité, les normes comptables on a dit qu'elles étaient l'expression d'un rapport de force entre parties prenantes dans le système financier, je crois qu'il y a une autre chose qu'on n'a pas dite et qui est importante pour la bonne compréhension du débat, c'est que ces normes comptables ont des effets dans l'économie réelle. C'est-à-dire que ça n'est pas juste un instrument de mesure, c'est d'une certaine manière, de fait sinon de droit, un instrument de politique économique. Suivant la manière dont est exprimée la norme, les comportements des entreprises vont sur certains points, pas sur tous, mais sur certains points être différents. Je prendrais juste un exemple pour être extrêmement bref là-dessus mais illustratif, la comptabilisation des stock-options, ça a été un grand débat, il y a eu tout un débat depuis dix quinze ans sur la question de savoir si la dépense que représentait l'octroi des stock-options pour une entreprise devait être comptabilisée ou non dans le compte de résultats des entreprises. AG : Si elle devait apparaître ou non. NV : Si elle devait apparaître ou non, non seulement en annexe des comptes dans des notes en bas de pages, mais dans le compte de résultat lui-même, c'est-à-dire dans le cœur de l'expression de la performance économique de l'entreprise. Et ce débat est un débat dans lequel les affrontements ont été extraordinairement vifs, notamment aux États-Unis, un peu aussi en Europe, parce que les entreprises qui donnaient des stock-options à leurs cadres et à leurs salariés avaient l'impression que si on faisait rentrer les stock-options dans le compte de résultat, ce qui n'était pas la situation de départ, eh bien elles seraient obligées de donner moins de stock-options. Et c'est effectivement ce qui s'est passé. Le jour où on a commencé à mesurer, parce que finalement, de ce point de vue là, c'est l'option qui a été finalement adoptée à la fois en Europe et finalement aussi aux États-Unis, en Europe d'abord, d'ailleurs, à partir du moment où on oblige les entreprises à comptabiliser les stock-options dans leurs comptes de résultats, eh bien les entreprises se sont mises à octroyer massivement moins de stock-options, je crois que c'est le meilleur exemple qu'on puisse citer dans la période récente de l'effet réel des normes comptables, et c'est pour ça que c'est un enjeu de pouvoir, c'est pour ça que c'est un enjeu de politique économique et c'est pour ça que c'est un enjeu public. BC : Oui, je crois que Nicolas VERON vient d'illustrer parfaitement le rôle de la modélisation comptable et plus précisément de la normalisation de cette modélisation. Le normalisateur comptable est quelqu'un de très important, non pas parce que je fais partie du Conseil National de la Comptabilité Français, mais tout simplement parce que c'est une réalité. Le normalisateur, c'est celui qui finalement choisit le modèle qui servira de modèle... AG: Le modèle de l'efficacité économique. BC: C'est ça, et qui servira, ce modèle comptable de l'entreprise, finalement c'est le cadre cognitif de l'entreprise, ce sont les lunettes avec lesquelles on regarde l'entreprise. Et on sait bien que selon les dioptries de vos lunettes, vous ne voyez pas tout à fait la même chose. AG : Mais alors on a l'impression que, vues de l'extérieur, les normes imposées par l'IASB privilégient une lecture en termes économiques au détriment d'une lecture en termes juridiques, au détriment d'une photographie qui essaie de reproduire le plus fidèlement possible la réalité juridique de l'entreprise. On a l'impression qu'il y a une prime qui a été donnée tant à une vision dynamique, ce qui peut être une bonne chose, et à une vision aussi plus économique qui expulse en quelque sorte le juriste et dans lequel il ne se retrouve plus tellement d'ailleurs dans la description qui est faite de l'entreprise. NV : Je ne crois pas qu'on expulse vraiment le juriste. Je crois que le cœur de l'approche de l'IASB, de ce normalisateur international comptable, c'est l'analyse de la valeur. Et de ce point de vue-là c'est profondément lié, la priorité qu'il donne aux investisseurs et notamment aux actionnaires, même si comme l'a rappelé Bernard COLASSE les créanciers commencent à revenir dans le jeu, dans l'interprétation de la réalité de l'entreprise. Le fond conceptuel de l'IASB c'est que la comptabilité, les états financiers publiés par les entreprises, doivent permettre une évaluation de l'entreprise, une analyse de sa valeur, évidemment dans le cadre de la formation d'une valeur boursière à travers les échanges d'actions. Et c'est ça qui est au cœur de leur modèle conceptuel et c'est aussi ce que demandent les investisseurs en actions, qui veulent que la comptabilité puisse leur servir à prendre des décisions, à évaluer la valeur de l'entreprise, à savoir s'ils doivent acheter ou vendre des actions. AG : Oui, alors Bernard COLASSE : BC : Oui, tout à fait d'accord, je pense que la comptabilité a un double rôle en fait : c'est l'instrument qui produit des informations, qui permet aux parties prenantes, aux partenaires économiques et sociaux de l'entreprise, de juger de la gestion des dirigeants, et à ce moment-là, la dimension juridique est extrêmement importante, ou bien on considère que la comptabilité, c'est l'instrument qui produit des informations tout simplement pour permettre aux parties prenantes de prendre des décisions, eux-mêmes, relatives à leurs relations avec l'entreprise. AG : Voilà une opposition entre une vision plutôt juridique et politique de l'entreprise, ou plutôt économique. BC : Voilà. Dans cette deuxième vision, surtout s'il s'agit de rendre des comptes aux investisseurs, on est effectivement davantage dans l'économique que dans le juridique. AG : Alors c'est bien ce qui se passe avec cette sorte de slogan, de principe : " Substance over form ", la substance doit l'emporter sur la forme, peu importe la forme juridique, c'est la valeur, la juste valeur économique qui doit être le critère d'évaluation de la comptabilité d'une entreprise. BC : Et c'est en ce sens qu'on peut considérer que malgré tout, il y a une mainmise des Anglo-Saxons sur la normalisation comptable internationale, car ce principe " Substance over form ", autrement dit ce principe de prééminence de la réalité économique sur la qualification juridique des opérations, c'est un principe que nous ne connaissions pas véritablement ni en France, ni en Allemagne. Par contre c'est un principe qui existe depuis très longtemps dans les pays anglo-saxons. Ce qui montre bien aussi l'orientation fortement économique prise par la normalisation comptable internationale. AG : Économique et financière, Nicolas VERON : NV : Il y a un point sur lequel je ne suis pas d'accord avec Bernard COLASSE, c'est l'emploi de ce terme " anglo-saxon ". Je pense qu'on a une évaluation du système financier qui nous concerne tous. Il se trouve que pour des raisons historiques, au vingtième siècle, les Anglais et les Américains ont été en avance sur nous dans cette évolution. Ce n'était pas le cas au XIX° siècle. Au XIX° siècle, c'est la France qui était en avance sur les États-Unis, aussi dans une certaine mesure sur l'Angleterre, dans la financiarisation de l'économie. Donc arrêtons d'appeler ça " anglo-saxon ". C'est simplement qu'ils sont dans une évolution vers un système financier contractuel actionnarial, et donc nous avons l'impression ... c'est comme si on appelait l'Internet anglo-saxon Internet, c'est une évolution technologique AG : Oui, sauf que là, Nicolas VERON, il y a une culture, on amène une culture avec soi, on n'approche pas un instrument de communication financière aussi important que la comptabilité sans une représentation implicite. Or cette représentation implicite, elle est de nature anglo-saxonne. NV : Non, elle est de nature contractuelle, c'est pourquoi j'ai insisté sur ces questions de vocabulaire. AG : Non, mais, est-ce que par exemple ... Alors, Bernard COLASSE : BC : Je ne voudrais pas rentrer dans un débat... AG : Si, si, rentrons-y puisqu'il y a un problème de vocabulaire. BC : Oublions cette opposition entre capitalisme anglo-saxon et capitalisme rhénan, qui est sans doute dépassée. Admettons l'opposition entre un capitalisme contractuel et un capitalisme relationnel, des capitalismes qui sont déterritorialisés, hein ? Oui, c'est ça. Admettons ça. Ce qui est certain, c'est l'hypothèse de l'IASB, et c'est sans doute aussi l'hypothèse de Nicolas là, c'est qu'on pense qu'à terme ce sera le capitalisme contractuel qui l'emportera sur l'autre. AG : Mais quelle est votre positions, à vous Bernard COLASSE ? BC : Moi je dis simplement qu'à partir du moment où on met en place un dispositif comptable de normalisation qui est en phase avec le capitalisme contractuel, eh bien on précipite l'avènement du capitalisme contractuel. AG : Nicolas VERON : NV : Alors c'est une question de jugement, peut être de différences de degrés plutôt que de nature. Moi je ne crois absolument pas que la notion de normalisation comptable en Europe précipite l'évolution du système. Le système il s'est précipité depuis vingt ans et c'est seulement maintenant qu'on le reconnaît véritablement en matière comptable, mais les normes comptables, encore une fois, sont en retard sur la réalité. Maintenant est-ce que ce système de capitalisme actionnarial contractuel, est-ce qu'il est anglo-saxon ? Je crois profondément que non, et encore une fois j'en veux pour preuve qu'aux États-Unis on voit un retour de balancier dans l'autre sens. Donc je pense que.. je ne nie pas le fait que ce capitalisme a dominé la vie américaine et la vie britannique également pendant une bonne moitié du vingtième siècle à la différence de ce qui se passe chez nous, mais je pense qu'en lui donnant cet adjectif géographique, on se met des œillères sur la réalité des évolutions. AG : Vous posez là une question centrale, qui est une question d'ailleurs quasi philosophique, est-ce que la mondialisation est une évolution nécessaire des formes de la vie collective et donc de la vie collective et de la vie économique en quelque sorte ? Elle est poussée par des formes objectives ? Ou est-ce qu'elle représente une certaine représentation du monde et, en l'occurrence, une représentation du monde, on dit anglo-saxonne, on dit américaine, et je vais donner la parole ensuite à Bernard COLASSE. BC : En un mot, je pense que l'évolution des technologies, notamment des technologies de l'information, jouent un rôle beaucoup plus important dans la diffusion du modèle actionnarial du capitalisme qu'une quelconque domination politique des Américains. AG : Culturelle, culturelle. NV : Ou même culturelle. C'est... le déterminant technologique est beaucoup plus fort que le déterminant culturel dans ces questions, et il a été..., il faudrait retracer cette période depuis... presque depuis un siècle, pour voir à quel point ces évolutions n'ont pas été avant tout poussées par les facteurs culturels. AG : Je vais donner la parole à Bernard COLASSE qui écrit quand même le contraire dans nombre de vos articles. Vous dites " C'est la conception freedmanienne de la conception de l'entreprise ", il y a dans cette manière de présenter les comptes des références à des principes relativement flous comme " true unfair view " ou bien alors " substance over form " qu'on va retrouver d'ailleurs dans la common law, au détriment d'une vision plus allemande positiviste de droit romano-germanique, dans lequel on aime la précision, quitte à ce que cela confine au formalisme d'ailleurs, mais on voit derrière une approche de common law qui est commune à la culture de tous ces peuples, et opposée à un formalisme beaucoup plus positiviste et plus continental. BC : Alors je crois qu'entre Nicolas et moi, il y a une différence quant à notre conception des relations qu'entretient l'instrument comptable avec le système capitaliste. Moi je pense que les deux sont en phase. Les deux évolutions sont complètement en phase, qu'il n'y a pas de retard de l'évolution du modèle comptable sur l'évolution du capitalisme. Je pense que l'instrument comptable est en interaction avec le capitalisme et participe à l'évolution de celui-ci. C'est-à-dire qu'il n'y a pas le capitalisme financier d'abord et puis ensuite la comptabilité qui s'adapte au capitalisme financier. AG : Une sorte de progression coextensive des deux. BC : Là je suis assez en accord avec la fameuse thèse de Sombart qui disait que le capitalisme et la comptabilité sont indissociables, qu'ils sont un peu comme la forme et le contenu. La forme étant la comptabilité, et le contenu étant le capitalisme. Je pense que l'un va avec l'autre, et qu'il n'y a pas de retard de la comptabilité sur le capitalisme ... AG : Est-ce qu'il y a une dimension culturelle, c'est là la question. Bernard COLASSE, y a-t-il une dimension culturelle à l'a comptabilité, est ce que cette dimension culturelle est hégémonique, pour employer des mots puissants ? BC : Bon, on ne peut pas nier, dans tout outil de gestion, dans tout outil d'information, dans toute technologie, il y a évidemment une dimension culturelle. Alors c'est vrai qu'en France, en considérant la comptabilité comme une pure technique absolument neutre, on a nié cette dimension culturelle. Les Anglo-saxons ne l'ont jamais fait. Ils sont tout à fait conscient que la comptabilité véhicule leur culture, voire même leurs valeurs , et ils défendent la comptabilité, le modèle comptable qui véhicule leur culture et leurs valeurs. Donc la comptabilité a une dimension culturelle, c'est évident, et ça se retrouve à travers certains principes, comme un principe qui s'appelle le principe de prudence, et qui est justement aujourd'hui battu en brèche par le principe de la juste valeur. AG : Alors, Nicolas VERON : NV : Nous sommes à la fois d'accord et pas d'accord. Sur le fait que du capitalisme ou de la comptabilité, que ce soit le contenant ou le contenu, ou d'autres métaphores, sont en co-évolution et donc ont une rétroaction dans tous les sens, je suis d'accord avec ça. C'est, je crois, une réalité. Ce que je voulais dire tout à l'heure c'est qu'il ne me semble pas que la comptabilité soit un facteur causal très puissant sur l'évolution du système financier. Et je pense que de ce point de vue là les débats sur l'adoption des normes internationales, des normes comptables internationales en Europe sont parfois un peu sur représentées si on dit qu'adopter ces normes internationales c'est changer notre système financier, je ne pense pas que ce soit le cas, je pense que c'est simplement faire une adaptation à une évolution que les normes françaises n'ont pas réussi à empêcher en France. AG : C'est ça, il fallait rattraper ce retard... NV : Donc en l'occurrence il y avait un retard à rattraper. Mais sur la co-évolution du système capitaliste et du système comptable, je suis d'accord. Là où je suis peut-être en désaccord, mais tout dépend de ce qu'on appelle culturel, il y a un parallèle absolument frappant entre ce qui se passe aujourd'hui et ce qui s'est passé au moment de l'invention de la comptabilité financière, de la comptabilité en partie double à la fin du moyen âge. C'est au moment de l'invention du capitalisme qu'on a inventé la comptabilité en partie double, et comme l'ont relevé Sombart, Collasse, et beaucoup d'autres bons auteurs, il y a une raison à ça, c'est-à-dire que c'est une technologie indispensable, même si ensuite la comptabilité en partie double à mis des siècles à s'imposer sur l'ensemble du champ des entreprises. Je crois qu'on est dans un moment comparable. Je crois que l'abandon du principe de prudence au profit du principe de juste valeur n'est pas lié à des facteurs culturels mais lié au passage d'une économie de créanciers à une économie d'actionnaires, et que donc on peut chercher - on peut trouver - des raisons à la fois technologiques et liées à des éléments vraiment d'infrastructure du système qui ne sont absolument pas culturelles dans ces évolutions. AG : Alors dans votre article intitulé " Flux financiers, impasses politiques " de la dernière livraison de " La Vie des Idées ", vous écrivez, Nicolas VERON, en reprenant la thèse de FUKUYAMA quelque chose qui est là assez perturbant, qui personnellement me perturbe, disant en gros " plus une organisation internationale est légitime, moins elle est efficace, et réciproquement, plus elle est efficace, moins elle légitime ", et c'était exactement ce que montre selon vous cette normalisation des règles comptables en Europe et dans le monde, c'est que l'Europe n'a pas pu y arriver alors qu'elle a la légitimité politique, qui n'est pas pleine et entière parce qu'elle est dans une organisation inter étatique, en revanche, l'IASB, donc cet organisme privé, a réussi. NV : C'est perturbant effectivement, et je crois que cela perturbe non seulement vous-même, ça me perturbe également, et ça perturbe FUKUYAMA. FUKUYAMA fait un constat : si on range les organisations internationales sur une espèce de double échelle de la légitimité et de l'efficacité, il semble qu'il y ait une corrélation négative très forte entre ces deux variables. Donc il dit " Eh bien, finalement, aujourd'hui, il semble qu'on est dans un monde dans lequel, comme vous le rappeliez, plus une organisation est légitime, moins elle est efficace, exemple extrême, l'ONU, plus elle est efficace, moins elle est légitime, exemple extrême, même pas l'IASB, mais les concertations beaucoup moins formelles que l'IASB entre les grandes entreprises qui ont imposé des standards. Et qui deviennent effectivement des standards mondiaux, et il y a beaucoup d'exemples de cela en dehors de la comptabilité. Là où l'exemple de l'IASB et de la normalisation comptable internationale est fascinant, c'est qu'on est allé très loin, notamment avec l'Europe, mais qui n'est pas seule, puisque l'Europe a été rejointe par le Canada, par beaucoup d'autres États du monde, pas les États-Unis, pas non plus vraiment le Japon, mais presque le reste du monde rejoint aujourd'hui l'Europe dans l'adoption de la normalisation comptable internationale. C'est l'Europe qui a lancé le mouvement, mais elle n'est pas isolée d'ailleurs dans ce mouvement. AG : Qui a lancé ce mouvement de dépossession d'elle-même, dépossession de sa capacité réglementaire. NV : Oui, mais permettez-moi de vous dire que ça rend les Américains très nerveux. AG : Ah bon ! Pourquoi cela les rend nerveux ? NV : Parce que la vision américaine aujourd'hui, c'est qu'en permettant l'émergence de standards mondiaux du type normes comptables, mais il y a le même débat dans d'autres domaines de normalisation, en renforçant, en donnant une force à ces standards mondiaux, en se dépossédant peut-être elle-même, l'Europe est en train de déposséder le Congrès américain. La vision aux États-Unis, c'est que l'IASB et ses normes comptables internationales sont en train de devenir un standard réellement alternatif aux normes américaines... AG : Parce qu'elles ont été annulées par l'Europe. NV : Parce qu'elles ont été annulées par l'Europe, ce qui n'était absolument pas le cas il y a dix ans, et que ça remet en cause la souveraineté du Congrès lui-même sur la normalisation comptable, et on a cette même évolution dans beaucoup d'autres domaines. Donc encore une fois, évitons d'avoir des grilles unilatérales sur cette évolution, elles sont très complexes, et ce que dit FUKUYAMA ? et c'est là que cela devient un défi intéressant, c'est que c'est le grand défi de notre génération, et de notre époque, que d'inventer des organisations qui sont à la fois légitimes et efficaces. En d'autres termes, sa thèse, qui me parait à la fois séduisante mais non étayée aujourd'hui, c'est qu'il est possible de dépasser cette opposition. AG : On verra ensuite comment. Bernard COLASSE, quelle est votre interprétation ? BC : Alors, la le jugement de FUKUYAMA m'a beaucoup intéressé, parce que comme Nicolas, j'y ai émis immédiatement deux illustrations : d'une part, effectivement, l'IASB, et d'autre part le Conseil National de la Comptabilité Français. Bon, l'IASB, soyons clairs, c'est un organisme qui est composé de super techniciens, dont la légitimité technique aux yeux du monde des affaires est parfaite. Simplement, la légitimité politique est très faible, d'où la recherche faite par l'IASB de soutiens tout au long des années quatre-vingt dix. Alors premier soutien, l'IOSCO, c'est çà dire la fédération en fait des commissions des opérations de bourse. IOSCO a donné un soutient en disant que finalement ces normes qui avaient été fabriquées par l'IASC-IASB étaient des normes de qualité. Ce n'était pas un soutien suffisant parce que IOSCO n'a pas le pouvoir d'imposer des normes. Donc l'IASB a été chercher le soutien de l'Union Européenne... AG : Avec une sorte de deal : " Nous avons la compétence technique, vous avez la légitimité politique... " BC : " On peut s'allier... " AG : " Donc donnez-nous l'imperium, nous apporterons la juridiction. " BC : Tout à fait. Alors je voudrais continuer avec le deuxième exemple, qui m'est suggéré par FUKUYAMA, c'est le Conseil National de la Comptabilité. Nous avons là un normalisateur de type collégial, cinquante huit membres, dont cinquante deux... AG : Oui, mais français. BC : Français, mais dont cinquante deux représentent les parties prenantes. Vous avez cinq représentants de l'ordre des experts comptables, cinq représentants des syndicats patronaux, cinq représentants des syndicats ouvriers, ce qui est unique en France. Et donc la norme est une norme négociée, qui se fait dans le compromis. Alors résultat, c'est une norme qui est très légitime, mais comme chaque norme est un compromis négocié, sur le plan technique on peut critiquer ces normes, mais ce qui est sur, c'est qu'elles emportent l'adhésion, et qu'elles sont appliquées. Le plan comptable général, qui est le recueil de toutes les normes françaises, n'a jamais été contesté. NV : Mais d'un autre côté, pour stimuler le débat, notre système, on peut discuter duquel est le meilleurs, mais il y en a un qui a gagné, et un qui a perdu. Le système français a perdu, le système IASB a gagné, aujourd'hui les grandes entreprises françaises, et de plus en plus d'entreprises moyennes établissent leurs comptes en normes internationales. AG : Mais alors... Oui, Bernard COLASSE... BC : Oui, oui, au plan international, en ce qui concerne les comptes de groupes, je ne peux pas contester ce qu vient de dire Nicolas puisque effectivement, depuis le 1 janvier 2005, les sociétés cotées à la tête de groupes élaborent leurs comptes de groupes, pas leurs comptes individuels, mais leurs comptes de groupes en normes internationales. Donc cela va dans le sens de ce que vient de dire Nicolas. Cela dit, je pense qu'on peut améliorer sensiblement la gouvernance de l'IASB. Autrement dit cet organisme, qui a une légitimité technique qui lui est généralement reconnue, eh bien on pourrait peut être améliorer sa gouvernance ... AG : Comment est-ce qu'on pourrait améliorer sa gouvernance de façon à lui donner un peu plus de légitimité, et donner un peu plus d'efficacité à la légitimité, j'allais dire. Dans quelle piste, puisqu'il nous reste quelques minutes avant la fin de cette émission, quelle piste de réflexions vous voudriez proposer aux auditeurs ? Est-ce que par exemple - je propose ce que me suggère la lecture de vos écrits - est-ce qu'aujourd'hui on ne va pas vers une sorte d'échange permanent, de conversation permanente entre l'organisme politique d'une part, et l'organisme technique de l'autre, avec des ajustements réciproques et encore une fois permanents à l'infini ? BC : Aujourd'hui, tout ce qu'on peut dire dans l'observation de ce qui est en train de se passer, après chacun peut avoir ses plans de réformes prêts à l'emploi, mais si on observe ce qui est en train de se passer, on observe que ce dialogue existe mais ne se fait pas dans le consensus. Aujourd'hui, à partir notamment d'une controverse qui a eu lieu il y a deux ans ... AG : Sur le refus des articles 32 et 39 ... BC : C'est ça, l'IAS 39 , la norme comptable internationale sur la comptabilisation des instruments financiers qui a des conséquences assez importantes AG : Et qui a été refusée par l'Europe. BC : Qui a été en partie refusée par l'Europe après des débats d'une acrimonie incroyable. Récemment à Bruxelles s'est exprimé l'ancien directeur général du marché intérieur, donc le bureaucrate le plus gradé, disons, sur ces questions-là et qui vient de prendre sa retraite, donc qui avait acquis une certaine liberté de parole, il avait été avant directeur général de la concurrence, donc il avait été dans des affaires ... AG : Et c'était extrêmement dur. BC : La concurrence, c'est considéré généralement comme étant le domaine où, la régulation de la concurrence, le domaine où les controverses sont les plus violentes entre quatre murs dans le monde de la régulation. Ce que disait Alexander Sean, c'est que jamais dans sa vie il n'avait vu des discussions aussi vives et brutales que ce qu'il a vu au moment du débat de l'adoption des normes comptables internationales. Pourtant c'est quelqu'un qui en a vues d'autres. Donc ce qu'on peut dire sur ce sujet, c'est que cet ajustement ne se fera pas uniquement dans la douceur et le consensus, et que l'on est déjà rentré dans une dimension collective et politique, et que c'est ça le constat que je voulais faire, c'est que l'IASB est entré de facto dans une logique de responsabilité politique, l'IASB a beaucoup de mal, cet organisme de normalisation internationale privé, a beaucoup de mal à assumer cette responsabilité politique, mais c'est devenu une autorité politique, de fait sinon de droit. AG : Parce que, Bernard COLASSE, elle ne rend pas de compte, c'est ça le paradoxe que vous soulignez, c'est que cet instrument, cette organisation d'harmonisation comptable ne rend pas elle-même de compte, même si elle a transparence sur ses circuits de pouvoir, vous parliez de trustees, elle n'est responsable devant personne. BC : Alors bon, ceci pourrait paraître paradoxal, voici une organisation dont le métier c'est d'élaborer des normes de reddition de comptes, et qui elle-même, m'a véritablement, du moins pour l'instant, de comptes à rendre à personne. Donc c'est ça qu'il faudrait essayer. Il faudrait que désormais l'ISC rende davantage de comptes, en particuliers aux organisations qui lui ont confié l'élaboration de leurs normes. AG : Donc qu'on retrouve ce modèle de dialogue. BC : Il faut absolument que l'Union Européenne mette en place un véritable dispositif de contrôle non seulement des normes d' l'IASB, mais aussi du contrôle de leur élaboration. C'est ce qui est en train de se mettre en place. Il faut dire que là, il y a des difficultés, parce que l'IASB fonctionne sur un mode anglo-saxon, en toute transparence d'ailleurs, puisque, lorsque l'IASB fait une norme, eh bien il y a d'abord un mémoire, qui est rendu public pendant deux mois, il y a un projet qui est rendu public pendant un mois, et on peut se manifester. AG : Est-ce que l'Europe va pouvoir influencer, influer sur le cadre conceptuel, pour prendre l'expression consacrée, sur les présupposés théoriques de l'harmonisation comptable ? BC : Alors justement en juillet dernier, l'IASB, en collaboration avec l'organisme de normalisation américain, ce qui dit quand même la liaison privilégiée, le lien , a produit un projet de cadre conceptuel amendé. Bon. Et selon la procédure habituelle, la procédure de consultation habituelle, et quiconque le souhaite, et en particulier les normalisateurs nationaux, peuvent réagir à ce projet avant le 3 novembre. Donc la date limite, c'est le 3 novembre. C'est-à-dire qu'on a jusqu'au 3 novembre pour dire si, oui ou non, nous sommes d'accord avec le fait que la comptabilité est destinée aux investisseurs et aux créanciers. AG : Donc on a le modèle d'une discussion mondiale, Nicolas VERON. C'est-à-dire que ce qui fait légitimité, c'est cette sorte d'échange, de compensations réciproques, d'ajustements perpétuels avec cette sorte d'instance, je ne sais pas comment l'appeler, de dialogique de conversation mondiale. NV : Il y a deux éléments qui font que ce système est encore en pleine transformation, et qui n'a pas, je crois que c'est ça le plus important à observer, il n'a pas trouvé un état stationnaire, nous ne sommes pas dans un état stable. Il y a des éléments dans la mise en œuvre des normes internationales en Europe. Il nous faudrait plus de temps pour en parler. Mais il y a des éléments sur la gouvernance elle-même du système. J'en citerai uniquement deux, qui sont tous les deux fondamentaux, l'un c'est le financement de la normalisation internationale. Cela ne coûte pas très cher, quelques dizaines de millions d'euros par an, ce n'est pas très cher au niveau des enjeux, mais on n'arrive pas à les trouver, donc comment résoudre cette impasse financière est un des défis les plus immédiats qui se pose à cette extraordinaire expérimentation en grandeur réelle de gouvernance mondiale qu'est la normalisation comptable. AG : Et l'Union Européenne devrait y contribuer ? NV : Mais doit y contribuer..., heu..., qui l'oblige à y contribuer ? Donc aujourd'hui il n'y a pas de modèle de financement de l'IASB. Il y avait eu un financement transitoire qui arrive à sa fin, l'IASB est dans une impasse financière totale qui a des incidences sur son modèle de gouvernement. L'autre point c'est simplement, je vais me répéter, mais c'est la responsabilité politique. Tant que l'IASB n'acceptera pas que, non pas en raison du système juridique, qui la rend effectivement irresponsable, mais en raison de son pouvoir de fait, et là il y a une dissociation très claire entre le fait et le droit, ... AG : Pourquoi l'accepterait-elle ? Elle a le pouvoir. Pourquoi l'accepterait-elle ? C'est elle qui définit la norme. NV : Lorsque les gens qui ont le pouvoir n'acceptent pas la responsabilité qui va avec, généralement ce n'est pas une situation stable. AG: Bernard COLASSE, le mot de la fin, votre ... BC: Eh bien je pense qu'il n'y a pas de mot de la fin, sinon un souhait, c'est que l'Union Européenne parvienne, dans le futur, à maîtriser ses sous-traitants. AG: Eh bien, Bernard COLASSE, Nicolas VERON, merci. Je rappelle le titre de vos ouvrages : Nicolas VERON : " L'information financière en crise : comptabilité et capitalisme ", qui est publié aux éditions Odile Jacob, et " La comptabilité générale " aux éditions Economica. Infogérance et dérégulation des services publics : Pas vu pas pris, pris pendu! |